Mes Confidences

J’arrive.

Une voix dans le bureau d’à côté.

« Non ! Je n’ai pas oublié. 9h tapantes demain matin. »

Victor soupira, enfila sa veste, empoigna sa mallette et sortit en trombe de son bureau. Il fixait le cadran lumineux indiquant l’arrivée imminente de l’ascenseur quand il entendit cette ultime recommandation qui le fit se retourner « Vous n’oublierez pas le dossier de Mme Richez. C’est urgent ! ».

« C’est noté. Ne vous inquiétez pas. Bonne soirée. » Il se força à sourire à son patron.

Quand les portes s’ouvrirent devant lui, un homme le regardait du fond de la cabine tapissée d’une moquette rouge d’une autre époque.

Son regard noir le fixait. Les sourcils froncés accentuant la dureté de celui-ci. Un visage aux traits tirés, fatigués. Les lèvres pincées. Une barbe naissante. Des cheveux courts, quelques filaments gris parsemant ce noir jais. Il mit quelques secondes avant de réaliser que son reflet lui renvoyait une image d’un homme qu’il ne pensait jamais devenir. Il sursauta quand la porte se referma et tourna le dos à ce miroir qu’il avait eu envie de fracasser l’espace d’un instant.

Il appuya sur le bouton RDC.

Ses yeux se posèrent sur le cadran noir et vert.

Etage 19.

Avocat depuis 11 ans dans ce cabinet d’une petite ville de Province. Il n’aimait plus son job. Affaires minables. Divorces et petits escrocs. Rien à raconter le soir à Natacha. Sa femme. Elle était enseignante et avait refusé de rester dans la capitale pour élever les enfants qu’ils n’avaient jamais eus. Il avait abandonné ses potes, sa vie de bohème, la musique et Tina. Son amour de jeunesse. Ils avaient rompu des années avant que son chemin ne croise celui de Natacha mais ils étaient restés très proches. S’offrant de temps en temps une nuit de sexe et d’éclats de rire, comme de vieux amants. L’entrée de sa future épouse dans sa vie avait mis un coup d’arrêt à ces moments suspendus avec Tina. Il sourit.

 

Etage 18.

Elle n’était pas venue à leur mariage et il avait compris et accepté cette marque de discrétion avec reconnaissance. Cela lui épargnait une querelle stérile avec celle qui ce jour là était devenue Mme Nigel. Pour le meilleur et pour le pire. Mari et femme jusqu’à ce que la mort les sépare. Dans l’amour comme dans l’adversité. Et tout le reste. 12 ans après, cette journée lui paraissait surfaite et d’une superficialité sans nom. Avait-il été aveugle ou tout simplement trop naïf et amoureux de sa nouvelle épouse qui lui apportait une stabilité, une sorte d’apaisement qu’il ne pensait jamais trouver ?

 

Etage 17.

Un an après, ils quittaient Paris. Des projets plein la tête, un nouveau boulot et un poste en école d’application pour Natacha. Une petite maison de maître achetée sur un coup de tête. 25 ans de crédit. Des heures à la retaper avec les rares amis assez courageux pour venir perdre un week end à abattre des cloisons, poncer, peindre… Avant d’abandonner et d’appeler à l’aide les artisans du coin. Quelques mois après, les travaux terminés, ils étaient partis en voyage de noce. Près de 2 ans après leur mariage, mais son épouse à l’organisation irréprochable en avait décidé ainsi. Il se laissait porter par ses initiatives, même s’il ne les comprenait pas toujours. Au moins il n’avait pas de décision à prendre.

 

Etage 16.

Les Antilles françaises. Durant les vacances de Natacha, dans un printemps radieux en métropole. Il avait regretté de partir alors que leur jardin commençait à se réveiller et qu’il avait tant à y faire. Il s’était tu pour ne pas la décevoir. Elle paraissait si heureuse de ce voyage. Lui la suivait en souriant. Il aimait la voir joviale et pleine d’idées d’excursions, de visites… Il avait aimé les siestes à l’ombre des cocotiers de la plage de Grande Anse en Martinique. Il se balançait dans un hamac et dormait ou faisait mine de. Des moments égoïstes rien qu’à lui. Natacha lisait sur la plage et semblait se satisfaire de leurs moments séparés.

 

Etage 15.

Le retour le remplit de joie. Il avait découvert une culture riche, une gastronomie surprenante, des plages à couper le souffle. Mais aussi surtout une misère qui le mettait mal à l’aise. Il se sentit léger en s’asseyant dans l’avion. Une bonne chose de faite. Il avait eu du mal à s’adapter à ce luxe sédentaire, lui, le routard ne tenant pas en place. Avec Tina, ils avaient fait le tour du Québec, de l’Italie et du Portugal ensemble, sac à dos, stop et fraudes dans les transports publics. Destinations forcément mises de côté par Natacha lors de l’organisation de leur lune de miel. Il dut se retenir de crier de joie en voyant Chris, son pote de toujours venir les chercher à l’aéroport. Deux jours de transit à Paris. Le temps de reprendre le train vers leur quotidien.

 

Etage 14.

Une soirée cubaine. Du rhum à volonté. Des retrouvailles avec sa vie d’avant. Il entraînait joyeusement Natacha, renfrognée et boudeuse qui ne prenait aucun plaisir à ces moments de franches rigolades avec cette bande de potes bruyante et sans aucune réserve. Elle se terrait dans le fond d’une banquette, attendant avec une impatience non dissimulée le moment de rentrer. Voir arriver une Tina resplendissante, bronzée et souriante qui se jeta dans les bras de Victor acheva de parfaire sa mauvaise humeur. Seule la vision du bellâtre aux cheveux longs et muscles saillants qui l’accompagnait la rassura et elle l’embrassa comme une vieille amie. Victor souriait devant cette scène dont aucun détail ne lui échappa. Il retrouva Tina sur le trottoir le temps d’une cigarette partagée. Silences, sourires et regards bavards.

 

Etage 13.

Le retour dans leur maison vide de rires et de musique lui fut difficile. Il se jeta à corps perdu dans le travail. Il devint en quelques mois un jeune avocat à la réputation de loup aux dents longues. Natacha faisait tout pour lui rendre la vie facile. Il ne s’occupait de rien à la maison, elle gérait leur quotidien sans rien demander. Week end dans leurs familles ou journées studieuses, restaurant le soir, brunch le matin en compagnie de ses collègues, leurs épouses et enfants. Une routine qui satisfaisait la rigueur de sa femme mais qui l’étouffait progressivement. Il essayait de se convaincre que c’était cette vie dont il rêvait plus jeune et il essayait d’oublier ses rêves d’ailleurs. Il couvrait Natacha de cadeaux. A défaut de la couvrir de baisers.

 

Etage 12.

Sa jeunesse lui paraissait loin. Il se sentait déjà vieux. Il avait parfois l’impression de s’éteindre doucement, de ne plus avoir envie de rien. Il s’accrochait à des souvenirs d’une gaieté non feinte, d’une simplicité et d’une sincérité déconcertantes. Désormais, c’était brunch chez untel, diner chez un autre, sortie gastronomique avec des « amis » dont aucun n’était capable de donner le prénom qu’il avait donné à son chien quand il était au lycée. Vlad. Pas comme le comte Dracula, non. Comme Lénine. Qu’il vénérait avec ses potes du lycée. S’ils le voyaient maintenant. Lui, le bourgeois parvenu. Golf et cabriolet. Pitoyable.

 

Etage 11.

Et puis, Natacha et son désir d’enfants. Lui, il n’en voulait pas. C’est elle qui insistait. Argumentant qu’une vie n’est pas accomplie si on n’a pas d’enfants ; que la vie est triste sans mouflets ; que toute famille qui se respecte a des enfants ; qu’une famille sans enfants n’est pas une famille… Des soirées sans fin à discuter, à se justifier. Non il n’en voulait pas. C’était la seule chose qu’il n’accepterait pas de négocier. Il avait accepté tous ses caprices matériels mais ça, non ! Il refusait. Elle finissait par lui tourner le dos dans le lit ou ailleurs en lui disant qu’il finirait bien par changer d’avis.

 

Etage 10.

Sauf que non, il n’avait pas changé d’avis. Il refusait d’offrir un gamin, ou même plusieurs, en pâture,  à ce monde de fous. Il refusait l’idée de donner naissance à un enfant alors que tant d’autres mourraient à travers le monde. Il avait dit à Natacha qu’il voulait adopter. Qu’il voulait soustraire un enfant à la misère, à la guerre, à une vie courte et dénuée d’amour, à la malnutrition… Elle l’avait regardé en lui demandant s’il avait bu, ne le prenant nullement au sérieux. Elle voulait porter un enfant. Leur enfant. Voir son ventre grossir et ses seins s’épanouir ; et tout le laïus habituel… Lui avait ricané en imaginant cette maniaque de son physique devoir accepter prise de poids, vergetures et tâches de soleil… Mais malgré ses tentatives répétées, il refusa catégoriquement. Adoption ou rien.

 

Etage 9.

Ce fut rien. Et le début d’une guerre froide sans fin. Chacun campait sur ses positions. Ses beaux-parents vinrent même soutenir leur fille dans ce bras de fer silencieux. En vain. 5 ans après avoir dit « oui », il regretta de ne pas avoir su lui dire « non ». Mais il resta. Par habitude. Par confort. Par lassitude. Ils savaient parfois rire ensemble mais ils ne savaient plus vraiment sourire à l’autre. Un peu comme deux potes liés par un passé commun. Leur maison était à leur image : froide et peu accueillante. Ils ne recevaient que rarement. Les soirées calmes succédaient aux journées chargées de travail.

 

Etage 8.

Et puis un jour, Tina débarqua sans prévenir. Elle travaillait sur un chantier communautaire dans la ville voisine. Chris lui avait donné l’adresse de son ami, même si les années les avaient plus ou moins séparés, eux, les amis d’enfance. Des vies trop éloignées, trop différentes. Mais quand Tina entra dans le salon, suivant une Natacha maitrisant à peine sa colère, il sut que son ami s’inquiétait pour lui. Et qu’il avait envoyé Tina sonder un peu sa vie. Même si cela lui coûtait à elle. Ce soir là, son sourire ne le quitta pas. Contrairement à Natacha qui faillit le quitter dès le lendemain matin quand elle sut qu’il avait invité de nouveau Tina à passer la soirée avec eux. Alors il annula.

 

Etage 7.

Des années après il se dit que sa colère était finalement justifiée. En rentrant chez eux, Tina avait ouvert une porte sur ce passé qu’il regrettait tant. Ils avaient passé des heures à se remémorer ces souvenirs communs, ces fous rires à travers le monde. Natacha, elle, les écoutait, passive, se demandant vraisemblablement pourquoi elle restait auprès d’eux. A part pour donner une illusion absurde et désuète d’une vie de couple qui avait failli. Qu’elle avait vu cette déliquescence mais avait refusé de l’admettre. Par peur de l’inconnu qui surgirait derrière la porte dès qu’elle l’aurait ouverte. Ce monde qui lui échappait parce qu’elle ne savait pas ouvrir les yeux sur ces curiosités.

 

Etage 6.

Quand il avait refermé la porte sur Tina ce soir là, il affronta le regard triste de Natacha et s’en voulut. Elle le rembarra quand il s’excusa et lui signala que la chambre d’amis serait désormais la sienne. Il ne s’opposa pas à ce choix. Il en fut presque soulagé. Et ils décidèrent tacitement de faire bonne figure en société ou en famille mais continuèrent à vivre deux vies en parallèle. Deux vies ternes et médiocres. Deux vies qui auraient mérité mieux. Deux vies qui se perdaient dans les méandres de la rancune et du déni. Deux vies qui s’asphyxiaient doucement…

Etage 5.

Et merde.

 

Etage 4.

Pourquoi je chiale comme un gosse?

 

Etage 3.

Silence.

 

Etage 2.

Silence.

 

Etage 1.

Un sourire.

 

RDC

Victor se retourna, appuya sur le bouton 25 et se retourna. L’homme dans le miroir… Un étrange sourire en coin.

Etages 1, 2, 3, 4,5,6… il perdit le fil et plongea à nouveau dans ses souvenirs.

Etage 25.

Il sortit lentement de la cabine qu’il renvoya au rez de chaussée. Le couloir vide l’accueillait dans un silence lugubre. Une lampe grésillait au plafond. Il leva les yeux et se demanda si ce léger tressautement du néon annonçait qu’il fallait le changer rapidement. Ou pas.

Il se dirigea vers la porte de secours qui menait sur le toit de l’immeuble. Ses pas claquaient à un rythme régulier sur le carrelage sale de cet étage abandonné.

La porte s’ouvrit dans un bruit sourd. Le mécanisme ne déclencha pas l’alarme comme il le craignit les premiers instants. Il était désormais seul sur ce toit. Il regarda les antennes, les paraboles sur les maisons alentour, puis s’approcha du bord du toit,

La circulation était plutôt dense en cette fin d’après-midi. Il avait encore son attaché case à la main. Cela le fit sourire. Là où il allait il n’en aurait plus besoin. Il le déposa à ses pieds. Puis il monta sur le rebord du toit. La vue vertigineuse ne l’effraya pas. Il fixait avec un étrange sourire la rue.

Pleine de Vie, de vies. Pleine d’histoires. Pleines de joies et de drames. Une rue multicolore qu’il ne regretterait pas. Que regretterait-il d’ailleurs ?

Rien. Ou pas grand-chose. Il avait râté sa vie. Il n’était pas heureux. Il avait fait un mauvais choix et ne parvenait pas à l’assumer.

Il pensa à Natacha. Lui demandant pardon à voix haute. Il revit les moments qu’il pensait remplis de douce plénitude mais qui n’étaient que des illusions. Des illusions qui lui avaient permis de rester debout toutes ces années. Des illusions qui lui avaient sauté aux yeux dans cet ascenseur. Il se méprisa de les avoir acceptées sans oser dire non. Sans avoir osé les faire voler en éclats, par faiblesse, par facilité. Des illusions qui berçaient le commun des mortels, qui savent si bien donner le change face aux exigences de vie que l’on pense inéluctables, sans autre solution que les renforcer avec des sourires de façade.

Un léger vent vint faire changer la trajectoire des larmes qui coulaient sur ses joues mal rasées. Un vent qui sembla lui murmurer à l’oreille que tout était fini. Qu’il fallait sauter maintenant. Il regarda la rue une dernière fois et descendit doucement.

Le bruit de ses chaussures sur les gravillons du toit lui parut le plus doux des bruits entendus depuis longtemps.

Il se retourna et regarda la rue une dernière fois.

Il sourit.

J’arrive.

La porte de secours claqua.

Son attacha case était toujours là.

La cravate nouée autour de la poignée laissait apercevoir une alliance brillante coincée dans un nœud fait dans la partie la plus étroite de ce tissu qu’il ne porterait plus.

Le vent continuait à souffler doucement.

Il n’était plus là.

Il avait une vie à vivre maintenant.

Sa vie.

 

Lila sur sa Terrasse

Je suis moi.

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