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Dix-huitième nouvelle du trophée : VIOLENCE ORDINAIRE

Violence ordinaire

 

La chambre est plongée dans l’obscurité depuis une demi-heure à peine, mais je sais déjà que je vais être incapable de sombrer dans le sommeil, malgré la fatigue qui envahit la moindre cellule de mon corps. Lui dort sereinement, paisiblement, à côté de moi, tourné vers l’extérieur du lit. Il m’offre son dos, qui va et vient avec une régularité tranquille que je ne peux qu’envier, jalouser.

La colère s’insinue en moi, quand bien même je sais qu’elle ne m’aidera pas à m’endormir, au contraire. C’est tellement facile, pour lui. Il lui suffit d’éteindre la lumière, de fermer les yeux, pour aussitôt tomber dans les bras de Morphée. Pendant que je suis condamnée à me retourner, à ressasser, encore et encore, jusqu’à avoir envie de hurler et de jeter mon oreiller à travers la pièce.

Comment tout a pu basculer en quelques années à peine ? Aurais-je pu prévoir, anticiper le chemin que notre couple prendrait ? Est-ce que si j’avais su, je me serais enfuie à toutes jambes le soir où il m’a enfin embrassée, après des semaines de doutes et d’impatience, ce fameux soir d’automne où il a posé ses lèvres contre les miennes alors que je désespérais qu’il ose faire le premier pas ? Ou aurais-je malgré tout sauté à pieds joints dans toute cette histoire, notre histoire, en espérant changer le cours des choses ?

 

Je voudrais me lever mais je n’ose pas. Descendre au salon, m’abrutir devant la télé, m’endormir peut-être dans le canapé, blottie dans un plaid qui ne parviendra pas à me réchauffer. Mais je sais ce qui se produira s’il se réveille au moment où je passe à côté de lui. Ou pire, s’il s’aperçoit que mon côté de lit est vide. Il me rejoindra, les yeux bouffis de sommeil, et, d’une voix pâteuse, me demandera ce que je fais là, pourquoi je ne suis pas dans la chambre. Je n’arrivais pas à dormir, c’est tout. Il soupirera, sourira d’un air mauvais. C’est ma faute, c’est ça ? Je sais exactement ce qui se passera. Le ton qui montera. Son agacement qui se muera en autre chose que je n’ai pas le courage d’affronter.

Impuissante, je me force à fermer les paupières, à compter lentement pour éviter de laisser mes pensées vagabonder là où ça fait mal. Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment j’ai pu en arriver là, après avoir eu sous le nez toute mon enfance l’exemple de ma mère ?

Certains matins, alors qu’elle me versait d’une main tremblante du lait chaud dans mon bol, elle tenait à peine debout. J’avais l’impression qu’il m’aurait suffi de souffler un peu dans sa direction pour qu’elle se retrouve plaquée contre le mur. Son air absent, son sourire triste, vaincu. Ce n’est rien, ma chérie. Ne t’inquiète pas, papa ne voulait pas… Ce n’est pas sa faute… Maman va prendre un café, et tout ira mieux après.

Tout ira mieux après. Et à présent, c’est moi qui suis devenue la frêle épouse. Comment ai-je pu reproduire le schéma que j’ai eu sous les yeux depuis ma naissance alors que je n’avais qu’un seul objectif ; m’en éloigner à tout prix ? Comment est-il possible que désormais, ce soit moi qui peine à esquisser un sourire chagrin à mes enfants quand je les contemple, attablés devant leur petit-déjeuner ? Comment, à trente ans d’intervalle, puis-je me retrouver à prononcer les mêmes phrases absurdes que ma mère, en espérant naïvement qu’elles puissent leur paraître réconfortantes ?

Je regarde mon visage dans le miroir, le matin, et je n’y vois plus que des ombres. Saillantes, grandissantes jour après jour. Bien sûr, je les camoufle, je les dissimule du mieux que je peux sous le maquillage couleur chair, et je me convaincs qu’elles passent presque inaperçues. Que les autres n’y voient que du feu. Que de toute façon, ce n’est pas si flagrant, que je ne suis sans doute pas la seule à endurer ça, que le miroir se trompe et exagère la réalité. Que rien ne vaut un peu d’anticernes et de blush rosé pour avoir bonne mine, pour paraître vivante. Pour me fondre dans la masse et surtout n’éveiller la curiosité de personne.

 

Les minutes s’égrènent, implacables, sur l’écran de mon réveil. Les chiffres lumineux me narguent, comme s’ils savaient que cette nuit encore, c’est eux qui gagneront, qui m’écraseront lorsque l’aube s’immiscera à travers les rideaux de la chambre. Plus ils défilent, plus je sens la tristesse et la colère se frayer un chemin jusqu’à mon cœur. Il dort et c’en est insupportable. Injuste. Dégueulasse.

Combien de femmes vivent la même chose que moi ? Combien subissent en silence, se taisent ? Combien ferment les yeux, se bouchent les oreilles dans l’espoir que ce sera suffisant, tolérable ? Parce que bien sûr, il s’en veut. Il regrette, il se sent coupable, après. Il voudrait se rattraper, se faire pardonner ; il m’offre des fleurs, des chocolats, des baisers. M’inonde de tendresse et de cadeaux. Il promet, évidemment. De faire des efforts, de ne pas recommencer, de se maîtriser.

Paroles et paroles et paroles, comme dit la chanson.

Combien comme moi ont envie d’y croire, à chaque fois ? Se dire que leur couple ne se résume pas à ça, qu’il y a autre chose, de plus beau, de plus fort. Que ce serait ridicule de laisser ça les séparer.  Que l’amour et l’affection peuvent et doivent l’emporter. Qu’on ne peut pas envoyer valser un mariage, une vie de famille pour si peu ; qu’un couple, ça exige des efforts, des sacrifices, de l’abnégation, du courage. Qu’on ne détale pas à toutes jambes au moindre vacillement, sous peine de passer pour la traître, la harpie, la méchante.

Et qui dit qu’il renoncerait aussi facilement à moi, de toute façon ? Qui dit qu’il comprendrait que ma souffrance est telle que je songe à le quitter, que je rêve d’être seule ? Qui dit qu’il ne se jetterait pas à mes pieds pour me supplier de lui accorder une nouvelle chance, pour me promettre de changer ?

 

De plus en plus souvent, j’ai l’impression de me noyer. La nuit, quand il est endormi à côté de moi. Quand je reste allongée, à ruminer, à ressasser sans fin. Dans ces quelques heures obscures où j’ai le sentiment que la terre entière a trouvé le sommeil et a arrêté de tourner, la terre entière sauf moi, tout me paraît brusquement si insoutenable que je dois parfois me mordre le poing pour contenir mon envie de hurler de rage. Ma mâchoire se referme sur la partie charnue de la paume de ma main et je serre jusqu’à ce que la douleur me fasse oublier, quelques instants seulement, mon désespoir. Alors mon souffle s’apaise peu à peu, et je me prends à imaginer comment ce serait d’en finir.

À côté de la fenêtre, je contemple la grande vitrine en verre qu’il a récupérée à la mort de ses parents. Quatre étages remplis de presse-papiers de toutes les formes et de toutes les couleurs, la précieuse collection de sa défunte mère dont il n’a jamais voulu se débarrasser et qui trône désormais dans notre chambre. Je m’imagine me lever, ouvrir sans un bruit la porte vitrée, choisir le presse-papier idéal sur l’étage inférieur ; un gros cube en verre transparent avec des fleurs séchées rose vif à l’intérieur. Je suis incapable de me rappeler de quelles fleurs il s’agit, j’ai le nom sur le bout des lèvres, mais impossible de le retrouver. C’est le plus lourd de toute la collection ; je le sais parce qu’une nuit, je les ai tous soupesés un à un. Il me suffirait de prendre ce cube, de sentir mon bras lesté de ce poids, de ces arêtes tranchantes. De m’approcher de lui. De lever le presse-papier le plus haut possible, peut-être en l’agrippant à deux mains, d’ailleurs. Et puis de le fracasser de toutes mes forces sur ce crâne injustement empli de rêves. De m’y reprendre à plusieurs fois, pour être sûre. Jusqu’à ce que le bruit sourd devienne spongieux, jusqu’à ce que des traînées rouge sombre viennent colorer ses cheveux châtains, jusqu’à ce que je sois certaine de ne plus entendre une autre respiration que la mienne.

Jusqu’à ce que le silence se fasse, enfin.

Cette scène, je me la suis représentée des dizaines de fois. D’abord malgré moi, le cœur au bord des lèvres, effrayée d’oser penser à de telles horreurs. Puis un peu plus sereinement, comme un enfant qui visualiserait des moutons en train de sauter au-dessus d’une barrière pour trouver le sommeil. Parce que je suis bien obligée de me rendre à l’évidence : une fois que je m’imagine reposer le cube ensanglanté sur la table de chevet puis reprendre mon souffle en contemplant les draps imbibés, je me sens tellement plus légère que je finis toujours par sombrer pour ne me réveiller qu’au petit matin.

Les pétales des trois fleurs fuchsia semblent osciller très légèrement, même s’ils sont prisonniers de leur cercueil de verre. J’ai retrouvé le nom, il surgit comme une ampoule qui s’éclairerait tout à coup au-dessus de ma tête. Des immortelles. Trois immortelles à jamais figées dans un cube. Comme c’est ironique.

 

Bien sûr, j’ai cru que ça s’arrangerait au fil du temps. Que ce n’était pas si important que ça. Parce qu’au début, c’était accidentel. Exceptionnel. Involontaire, toujours. J’étais indulgente. Il est sous pression ; au boulot, c’est loin d’être évident, en ce moment. À l’époque, j’étais capable de relativiser. Il traîne une crève depuis des semaines, ce n’est pas facile pour lui non plus. Tout est venu si insidieusement, si progressivement, si normalement, dans un sens. Les périodes de répit, d’accalmie me donnaient le sentiment que c’est moi qui exagérais, qui faisait tout un drame de pas grand-chose. Parce que l’espoir s’insinuait en moi, prompt à balayer tout le reste. Ça n’arrivera plus, il va se contenir, on va s’en sortir.

Et puis ces phases ont été de plus en plus courtes. Jusqu’à ce qu’un jour, je réalise qu’elles n’existaient plus. Ou alors lorsqu’il n’était pas là, bien sûr.

 

J’ai comme un trou au creux des côtes, mon sang bat furieusement à mes tempes. Je n’en peux plus de cette honte qui dégouline le long de mes vertèbres en permanence. Cette image de petit couple parfait, qui respire le bonheur et qu’on envie. Qui n’a rien à voir avec la réalité, avec notre quotidien miné par sa faute. Tu as une chance inouïe d’être tombée sur un homme comme lui ! Mes amies minaudent, susurrent à son approche. Forcément, puisqu’elles ignorent tout. Puisque je suis incapable de me confier tant j’ai peur que leur façon de me voir change brutalement. Que penseraient-elles, si elles savaient ? Elles auraient pitié. Elles diraient que tout est ma faute, que c’est moi qui ai laissé traîner les choses, moi qui ai laissé ça se produire au sein de mon couple. Elles échangeraient des regards compatissants, gênés. Elles éclateraient de rire en pensant que je plaisante.

Ou pire, elles ne me croiraient pas.

J’enfouis ma tête dans mon oreiller en réprimant l’envie de le mordre de rage. Le seul à qui j’avais osé en parler, un jour où j’étais à bout de forces, c’était le médecin. Je revois encore sa façon de secouer la tête, comme s’il regrettait que j’aie ouvert la bouche, comme si j’avais proféré une terrible calomnie. Son air soudain embarrassé, son regard fuyant. Il n’y a rien à faire pour le soigner ? Il avait émis un petit rire sans même desceller les lèvres, et le son était resté coincé dans sa gorge, bien au chaud. Je n’ai aucun miracle à vous proposer, vous vous en doutez… Il m’avait fait comprendre qu’il n’était pas le mieux placé pour que je m’épanche ainsi et j’avais baissé la tête, humiliée. Vous ne croyez pas que vous dramatisez un peu ? Après tout, votre mari ne fait que… J’étais sortie du cabinet sans le laisser finir sa phrase, atterrée.

Jamais plus je n’en avais reparlé à qui que ce soit.

 

Cette nuit, c’est intenable. Pourtant c’est la même nuit que toutes les autres, ni meilleure, ni pire. Mais entendre sa respiration lancinante me rend folle. Je voudrais le secouer pour que lui aussi sache ce que c’est de ne pas pouvoir dormir, de ne pas pouvoir récupérer. Je voudrais l’attraper par l’épaule et le retourner sur le dos. Le frapper, l’étrangler, serrer fort, encore et encore, jusqu’à ce qu’enfin tout devienne silencieux. Voir son regard hébété, incapable de comprendre ce qui lui arrive. L’étouffer avec ses fleurs à la con et ses chocolats trop sucrés, lui enfoncer au fond de la gorge jusqu’à ce que plus aucun son n’en sorte.

Cette nuit, je crois que j’en serais capable. Je crois que j’en suis capable. Mes mains tremblent de hargne, soudain, c’est comme si tout mon corps était parcouru d’une rage électrique. Il est là, paisible, sur le dos. Son torse se soulève avec la régularité d’un métronome, sa bouche est entrouverte comme celle d’un bébé insouciant. Je pourrais prendre mon oreiller et lui écraser sur la tête, m’asseoir de tout mon poids sur lui et sentir ses bras qui s’agitent en vain comme les pattes d’un vulgaire scarabée coincé sur le dos. Malgré l’épuisement, malgré la peur, j’en aurais la force.

J’en ai la force. Et puis, j’ai l’avantage de la surprise.

Avec l’énergie du désespoir, je plaque l’oreiller en plumes contre son visage. Au bout de quelques instants, ses mains tentent de m’agripper, de me griffer, mais je ne cède pas, je lutte pour ma propre survie, je suis lucide comme jamais. C’est ce soir qu’on en finit, ce soir que tout s’achève enfin. Ce sera lui ou moi et il est hors de question que je ne triomphe pas. Mes forces sont décuplées, mon cerveau anesthésié. Au bout de ce qui me paraît être une éternité, il commence à lâcher prise, je sens ses gestes qui deviennent plus flous, plus mous, ses muscles qui se relâchent, qui abandonnent.

Même lorsqu’il ne bouge plus du tout, je demeure cramponnée à l’oreiller, appuyée de tout mon poids, crispée sans oser y croire. Je reste immobile, tendue comme un arc pendant longtemps, angoissée à l’idée de me laisser tomber sur mon côté du lit et de le voir se redresser aussitôt, comme un diable à ressort.

 

Quand les premières lueurs du jour commencent à filtrer à travers le volet de la chambre, je sors de ma léthargie et prends conscience du silence qui règne dans la pièce.

Un silence épais, cotonneux, lourd. Seulement troublé par les battements apaisés de mon cœur.

Cette nuit, je n’aurais pas eu à sortir, de guerre lasse, une paire de boules Quiès de ma table de chevet pour les enfoncer rageusement dans mes oreilles. Je n’aurais pas eu à supporter ces vrombissements assourdis, à prier pour que mon mari s’étouffe et arrête de me tuer à petit feu.

Dans quelques heures, il ne s’étirera pas en s’exclamant qu’il a dormi comme un loir, il ne bâillera pas en me demandant si j’ai passé une bonne nuit, il ne soupirera pas quand je lui rétorquerai que comme d’habitude je n’ai pas pu fermer l’œil à cause de lui, il n’aura pas à s’excuser d’un air contrit et agacé à la fois. Il n’aura pas à protester, à s’expliquer, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, ce n’est pas comme si je le faisais exprès…

 

Les ronflements ont cessé.

Enfin.

Vous ne croyez pas que vous dramatisez un peu ? Après tout, votre mari ne fait que ronfler, ce n’est pas comme s’il vous violentait à longueur de journée, m’avait assené le médecin en souriant comme on sourit à un enfant trop turbulent.

Mon mari ne fait que ronfler.

 

Ne faisait que ronfler.

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