Sur le fil du rasoir
Je m’assieds sur les marches de pierre et regarde mes mains. Elles tremblent. La nervosité, la joie ou le soulagement ? Je ne sais pas. Un peu de tout. Ça y est, les portes de l’espoir s’ouvrent à moi. Est-ce que je réalise ? Je fouille pour la vingtième fois dans la poche de mon blouson et en extirpe la lettre rangée précautionneusement dans l’enveloppe. J’observe l’horizon en comptabilisant mes sacrifices. Les journées jusque tard à bosser comme un forcené, les soirées refusées pour privilégier les révisions, les yeux fermés sur les filles qui me sourient pour ne pas dévier de ma route si studieuse, les potes qui s’éloignent de me trouver trop sérieux. « T’es triste, mon gars », m’a lancé mon copain Andy, la dernière fois que je l’ai croisé. Ça me désole que personne ne comprenne mes priorités. Les études, ça n’a jamais été mon fort et je veux réussir ma vie. Alors je me bats contre mes gènes qui m’empêchent d’être doué pour apprendre. Mais aujourd’hui je tiens ma revanche. Je déplie délicatement le diplôme et savoure chaque mot écrit, en souriant. Il me semble que je viens de gagner quelques centimètres d’estime. Comment vais-je l’annoncer à ma famille et comment vont-ils réagir ? J’imagine le silence empreint de fierté de mon père boulanger, ma mère qui travaille avec lui va me serrer contre son cœur en parlant fort, ses mots couverts par les cris de joie de mon frère Tom, qui ignore tout de la jalousie. Je passe la main dans mes cheveux bruns en réalisant qu’ils sont sales et trop longs. Sans réfléchir, je me lève et file chez le coiffeur.
C’est ma chance, le salon est presque vide. Une brune coiffée à la garçonne, le nez couvert de taches de rousseur m’amène au bac. Je détourne le regard de sa petite poitrine qui tend son T-shirt, de peur d’être submergé par l’émotion. À cette seconde, il me semble que j’ouvre enfin les yeux sur la vie. Tandis qu’elle masse mon cuir chevelu couvert de shampoing qui sent bon l’amande douce, je lorgne avec dégoût mes baskets autrefois blancs et mon pantalon informe d’avoir été trop porté.
J’arrive chez nous juste avant la nuit. Le lampadaire de la rue éclaire l’obscurité et transforme la vitre de la véranda en miroir. Je suis surpris par mon reflet qui s’impose et me présente l’homme que je suis devenu. Une certaine maturité m’habite et mes nouveaux vêtements n’y sont pour rien.
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Mon frère Tom veut fêter ça, dignement. Il propose un programme qui me donne le tournis. Départ à deux voitures pour récupérer Alice, Véro, Sybille, Nina et Jérémy, le frère de cette dernière. Soit il lit dans mon cœur, soit il est télépathe, cette année j’ai été secrètement amoureux de ces quatre filles mais Nina a ma préférence du moment. Dîner chez le Mexicain, balade avec quelques bouteilles au bord du fleuve puis boîte de nuit. Jérémy et moi, nous sommes les seuls à avoir notre permis. Mon frère, bienveillant et généreux, s’arrange pour que les filles montent avec moi.
Le poulet pimenté du Mexicain a le goût de la victoire. Surtout quand Nina approche sa bouche et d’un coup de langue enlève une miette de mes lèvres. Décharge dans mon corps. Je glisse mon bras autour de sa taille et la serre contre moi. J’attends que nos regards se croisent. « Oui », je lis dans sa rétine. Je me ressers de tacos pour me donner une contenance. Je ne réfléchis plus. Ce soir sera inoubliable. Je n’imagine pas combien.
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Je commence à m’inquiéter un peu après minuit. Nous sommes partis ensemble des quais mais je suis le premier à arriver au Club31, la boîte de nuit. J’appelle mon frère sur son portable mais il ne répond pas. Jérémy non plus. Pourquoi s’en faire ? Le frère de Nina ne boit pas une goutte d’alcool. Après quinze minutes, je prends la voiture et fais la route en sens inverse. Nina m’accompagne. Tandis que les phares s’enfoncent dans la nuit, une boule étreint mon plexus. Les secondes tombent une à une dans le sablier de mon angoisse. Soudain, là, sur le bas-côté, une voiture blanche repose sur le capot. Elle n’y était pas à l’aller. Mon cerveau explose et me souffle que c’est impossible. Une musique sort de l’habitacle défoncé et déverse sa bonne humeur avec indécence.
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Après l’enterrement, je regarde la ville qui se délite. L’immeuble où j’ai passé tant de temps à étudier se lézarde de toutes parts. Les filles ne m’intéressent plus, même Nina qui s’est éloignée de moi. Son frère a eu un traumatisme crânien mais il s’en est finalement sorti. Il faut croire qu’un drame effraie. La peur d’une forme de contagion, sans doute. La meilleure preuve, c’est qu’un clochard vient de s’installer non loin de la boulangerie de mes parents. Chaque fois que je le croise, j’ai envie de l’insulter. Comment peut-on ne rien faire de sa vie alors que d’autres qui ne demandaient qu’à travailler, sont morts ? Ça me met hors de moi. Tous les prétextes sont bons pour que ma colère s’exprime. En réalité, j’enrage parce que les autorités piétinent. La personne qui a provoqué l’accident mortel ne s’est pas arrêtée. Malgré les circonstances aggravantes d’un délit de fuite, l’enquête se fige dans une gangue que je n’arrive pas à digérer. Il est évident qu’il s’agit du fils d’un notable. Le criminel est protégé. Puisque tout le monde rechigne à trouver le coupable, ma décision est prise : je vais mener les investigations.
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Le journaliste qui travaille pour le quotidien régional qui a couvert le drame, est formel. Des traces de peinture gris-anthracite ont été récoltées sur le véhicule accidenté. Lorsque j’arrive enfin à le rencontrer, il m’indique avoir lu ce détail dans le rapport de police auquel il a eu accès. J’interroge Jérémy, le frère de Nina. Il m’affirme avoir vu une grosse bagnole, une berline de type Mercédès ou BMW, juste avant le choc. C’est la dernière chose dont il se souvient, mais il en est certain. On l’a consulté sur ce point mais l’information n’a été relayée nulle part. Preuve que quelqu’un sait qui a fait le coup. La piste du mec friqué se confirme. Pour la couleur, il faisait nuit et il hésite entre le gris, le bleu marine ou le noir. Le journaliste n’a pas menti. J’avance.
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J’entreprends de photographier toutes les grosses voitures sombres que je croise et je les suis dans le véhicule de mes parents en espérant qu’elles m’amèneront au coupable. Je parcours la région et me retrouve à deux occasions à plus de cent kilomètres de chez moi. Une fois arrivé devant un supermarché, une entreprise ou le portail d’un particulier, je reste la bouche ouverte, à me demander ce que je peux faire de plus. Je référence 156 véhicules en trois mois. Ça ne mène à rien, mais ça m’occupe. J’ignore comment passer à l’étape suivante : trouver les identités des propriétaires et vérifier s’ils ont eu un accident.
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Un jour, j’ai une idée. Armé de mon listing avec photos et numéros d’immatriculation, je me rends dans les garages du coin et leur explique la situation. Cinq mois sont passés depuis l’accident mais personne n’a oublié. Je leur demande s’ils ont réparé une voiture familiale, les jours qui ont suivi la mort de Tom. Malgré leur bonne volonté, je fais chou blanc. Il y a bien eu des contrôles techniques, des révisions, mais aucune n’a été réparée suite à un accident.
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Je sombre dans le désespoir. Six mois passent. Cela fait bientôt un an que mon frère est décédé. Depuis des semaines, je me réfugie sous la couette sans rien faire. Ma mère entre dans ma chambre.
— Il faut continuer à vivre. Nous avons perdu un fils, je ne veux pas en perdre un deuxième. Il faut te ressaisir. Allez, arrête de te laisser aller. Tu as un diplôme maintenant, je sais que c’est difficile, mais tu dois reprendre goût à la vie et faire le métier pour lequel tu t’es formé. Elle me serre contre elle et nous restons collés ainsi de longues minutes. J’admire son courage. Mon père n’est plus que l’ombre de lui-même. Où une mère trouve-t-elle l’énergie de remonter les batteries de toute sa famille alors qu’elle a perdu la chair de sa chair ? Je ne peux pas la laisser seule à se battre contre les moulins du désespoir. Je me lève et m’approche du miroir de la salle de bain. Je caresse ma barbe que j’ai laissé pousser. Lentement, je prépare la mousse et l’applique au blaireau sur mon menton. Reproduisant les gestes que mon père m’a appris il y a longtemps, à l’époque des jours heureux, je me rase consciencieusement. J’ai changé de visage. Vieilli, peut-être. L’instant d’une seconde, je ne peux m’empêcher de songer que mon frère Tom ne pourra plus jamais se contempler dans une glace et raser sa barbe. Je ferme les yeux et essaie de refouler ma tristesse. J’enfile un jean propre, une chemise, un pull et sors en ville. Le froid me saisit, mais cette morsure de l’hiver me réveille.
Je déambule et mes pas me mènent, presque par automatisme, devant la boulangerie de mes parents. Comme d’habitude, le clochard est là. Il n’a pas choisi l’endroit par hasard. S’il y a une chose positive que l’on doit à François Hollande durant son quinquennat, c’est ça : les commerces ont désormais le droit de donner la nourriture périmée mais encore bonne, aux nécessiteux. Avant, on devait tout jeter. Bref, presque tous les soirs, ce pauvre type obtient de mes parents un gâteau un peu sec que personne n’a voulu. D’une certaine manière, il leur doit la vie. Je l’observe. Il est si jeune. Un adolescent. Nos regards se croisent. Depuis quand est-il là ? Et soudain, c’est l’évidence. Ce mendiant a commencé à trainer en ville trois jours après l’accident de Tom. J’ai la solide intuition qu’il sait quelque chose au sujet de la mort de mon frère. Et s’il en était responsable ? Non, c’est impossible. Je cherche un nanti, pas un mendiant ! Il sait quelque chose, il sait quelque chose. J’en suis sûr. Je m’approche de lui. Il me tend maladroitement un carton sur lequel est écrit : « Un peu d’argent pour vivre s’il vous plait ». Il est si sale et abîmé par les bagarres de rues que son visage n’a plus forme humaine. Je suis incapable de dire si je le connais ou pas mais quelle importance. Ce rejet de la société va me dire ce qu’il a vu. Je prends sur moi pour m’approcher encore et lui parler.
— Comment tu t’appelles ?
— Florian.
— Tu es jeune pour être à la rue…
Il baisse la tête et ne répond pas.
— Comment tu en es arrivé là ?
Il hausse les épaules, ouvre un œil abîmé et me regarde, l’air de juger s’il peut me faire confiance. Je lui souris de toutes mes dents, comme un crocodile avant de mordre.
— De toutes les manières, j’ai plus rien à perdre, ajoute-t-il en essuyant ses yeux qui perlent et dessinent une trainée blanche dans la crasse de ses tempes.
Je garde le silence, le souffle court. Un murmure sort de ses lèvres.
— J’ai fait une énorme connerie. Je suis un monstre. J’ai tué quelqu’un avec la voiture de mon père. Je me suis enfui. J’aimerais tellement être mort à sa place, achève-t-il en éclatant en sanglots.
Mille pensées traversent mon esprit. Je vais le battre, l’étrangler. Le piétiner jusqu’à ce qu’il disparaisse sous terre. Ma gorge et mes poings se serrent. J’ai vraiment envie de le tuer. Je le saisis par le col et le plaque au mur.
— Tu m’as volé mon frère !
Ses yeux s’écarquillent.
— Venge-le, qu’on en finisse, me dit-il.
Mon visage est à dix centimètres du sien. Il pue la merde et j’ai un spasme de dégoût. Sur son menton, quelques poils frisent et poussent maladroitement. Je réalise qu’ils n’ont jamais été coupés par le geste sûr d’un père aimant. Je le lâche et fais un pas en arrière.
— Pourquoi tu vis dehors ?
— J’ai avoué à mes parents ce que j’ai fait et mon père m’a mis à la porte. Il m’a dit que je déshonorais notre famille, que je ne méritais plus de vivre sous leur toit et que je n’étais plus leur fils.
— Ils t’ont abandonné ?
— Oui.
— Depuis combien de temps ? dis-je en connaissant la réponse.
— Dans trois jours, ça fera un an.
***
Florian m’explique qu’il avait bu et n’avait pas son permis. Suite à un pari stupide, il avait pris le volant jusqu’à croiser la route de Tom. Son père avait détruit la voiture pour que sa famille ne soit pas impliquée, avant de renier son fils à jamais. Il avait seize ans au moment des faits et n’a revu ni sa mère ni sa sœur depuis lors. Il a tellement honte de ce qu’il a fait qu’il refuse de réagir et qu’il se laisse sombrer dans la misère.
— J’attends que la mort me délivre, souffle-t-il en courbant le dos.
Alors je prends une décision étrange. Je l’incite à se lever et le maintiens par le bras. Son pas est fragile. Sans un mot, je l’emmène chez moi. Je ne sais pas pourquoi. C’est comme si la main de Tom se posait sur mon épaule et me guidait.
***
Mes parents nous dévisagent, bouché bée.
— Je suis le meurtrier de votre fils. Je suis un minable. Je vous demande pardon. Jamais… jamais je ne pourrai me remettre de ce que je vous ai fait.
Le gamin se retient de pleurer. Je sais qu’il ne s’en donne pas le droit. Pas devant mes parents dont les yeux sont encore irrités à force d’être essuyés par des mouchoirs de papier. Ils observent le pantalon trop court et miteux du jeune garçon qui a continué de grandir loin de son foyer, ses pieds noirs et nus parce qu’on lui a volé ses chaussures, ses cheveux emmêlés de n’être plus coiffés et ces petits poils de barbe non coupés qui montrent qu’il est coincé entre l’enfance et l’âge adulte. On devine sa maigreur sous un T-shirt troué couvert d’auréoles grises. Je leur explique le désespoir du gosse qui tremble de peur.
Ma mère, habituellement volubile ne dit mot. Elle esquisse un pas vers cet enfant abandonné mais se retient. Sa maternité a parlé. Reste la réaction de mon père. Coutumier des silences, il lève le menton et déglutit avant d’ouvrir lentement la bouche.
— Tu es ici chez toi.