Quand vous habitez en Lorraine, ou les départements avoisinants, « la » sortie scolaire que vous avez du faire est « Verdun, Capitale de la Paix ». Mais bien avant de devenir capitale de la Paix, elle a été capitale de l’horreur, de l’abjection et de la déshumanisation extrême. Avant d’être détrônée en cela, par, hélas, de nombreux lieux à travers le monde. Et ce, de façon régulière. Sans discontinuer.
J’ai visité à 9 ans les vestiges des champs de bataille, les nombreux cimetières (croix blanches pour les Alliés, croix brunes pour les Allemands… Cela m’avait surpris à l’époque: pourquoi sombres leurs croix? N’étaient ils pas de simples hommes, victimes des jeux de guerre de leurs gouvernements, au même titre que les Poilus? Combien croyaient en cette guerre? Combien sont morts loin de chez eux et n’ont eu comme sépulture décente que cette croix sombre impliquant l’idée de « Mal »…), l’Ossuaire (des montagnes d’ossements anonymes. Membres sans corps récupérés sur les champs de bataille ou ramassés au fil des ans dans les champs, les forêts…), la tranchée des baïonnettes (absentes puisque volées par des collectionneurs peu scrupuleux)…
Et ce Mémorial de la Guerre. Avec ses reconstitutions de scènes de batailles. Terrible pour les yeux de l’enfant rêveuse et innocente que j’étais. Et devant celle-ci, je me souviens avoir été tétanisée d’horreur. Fixant cet homme en cire, enseveli dans un trou d’obus, le visage déformé par la terreur et la douleur, essayant d’attraper le fusil de son camarade. Descendant lentement vers une mort certaine. Cette scène que je savais vécue par des milliers de soldats est restée longtemps ancrée en moi.
En plongeant dans les premières pages d’ « Au revoir là-haut » de Pierre Lemaitre, je me suis retrouvée, enfant, devant cette reconstitution. Happée par ce récit d’une guerre abjecte. Récit magnifiquement oppressant. On a l’impression de sentir ces odeurs de putréfaction. On a le sentiment d’être au milieu de cette bataille à laquelle on envoyait de la chair à canon. Ni plus, ni moins. On se surprend à espérer que les pages nous emmènent loin de ces tranchées monstrueuses et dévoreuses d’hommes.
Cet homme enseveli, c’est Albert.
Cet homme providentiel, c’est Edouard.
Liés désormais par cet acte de bravoure et ses conséquences.
En sauvant Albert, Edouard va transformer leurs destins.
Pour Edouard, devenu désormais une « gueule cassée », méconnaissable, Albert abandonne l’espoir de retrouver sa vie d’avant pour rester auprès de celui lui a sauvé la vie.
Sauf que… Ce choix s’il est héroïque et louable, va les emmener tous deux vers un autre Enfer: l’indifférence de l’Etat et de nombreuses personnes face à ces hommes ayant vécu les pires atrocités qu’un être humain pouvait vivre. Indifférence ou abandon? Parce que si les descriptions de l’horreur de la guerre sont terribles, le récit de Pierre Lemaitre devient révoltant quand il décrit l’inertie des pouvoirs publics. Les rescapés de cette boucherie se retrouvent sans aide notoire, les dossiers disparaissant dans les méandres d’une lamentable administration. La liste des papiers à fournir pour obtenir une pension de guerre est à la limite du cynisme. Mais bien sûr que les Poilus demandaient les dossiers les concernant dans les différents dispensaires ou hôpitaux. Ils n’avaient que cela en tête d’ailleurs: amasser de la paperasse…
Ou ces passages dans lesquels les civils n’ayant jamais approché un champ de bataille toisent avec mépris ceux qui rêvent de retrouver une autre dignité.
« Le chauffeur le prit très mal, c’était tout le temps comme ça, les démobilisés la ramenaient sans arrêt avec leur guerre, toujours à donner des leçons à tout le monde, on commençait à en avoir marre des héros! Les vrais héros sont morts! Ceux là, oui, pardon, des héros, des vrais! Et puis d’ailleurs, quand un type vous racontait trop de choses vécues dans les tranchées, valait mieux se méfier, la plupart avaient passé toute la guerre dans un bureau. »
Albert et Edouard vont essayer de se reconstruire dans ce contexte difficile. Le premier en essayant d’oublier son grand amour. Le second en essayant d’oublier qu’il a fait croire à sa famille qu’il repose au fond d’un petit cimetière. Pour ne pas leur infliger ce trou béant dans le visage. Ce monstre qu’il est devenu.
Evidemment, Pierre Lemaitre ne se contente pas de nous raconter la vie de ces deux hommes. Mais aussi celles de leurs proches. Celles de gens qui dévoilent petit à petit leur côté obscur. Page après page, c’est une révolte qui gronde en nous. Oui. L’après guerre fut le théâtre de malversations commerciales, financières; entachant la dignité de ces soldats morts pour leur pays. Redonnant au mercantilisme des lettres de noblesse abjectes. Immondes.
Alors, oui, quand Albert et Edouard se décident à monter une arnaque pour se sortir de cette misère, on se surprend à les comprendre, les encourager en silence. Ils vont défier, se moquer de l’Etat et ses institutions dans ce seul but: Vivre. Et non plus survivre.
Pierre Lemaitre signe ici un livre magnifique. Avec une plume exceptionnelle.
Et un vibrant hommage à ces hommes détruits. Comme un très juste rappel à notre mémoire.
Un roman dont on ne sort pas indemne.
A lire absolument!
Voilà, c’est ça…
Merci…. Des bisous ma chère Cécile!
Et bien, Nathalie, j’avais entendu parler de ce livre, mais sans m’y intéresser. Ce que tu en dis me donne envie de le lire, même si, comme tu le dis, on n’en sort pas indemne.
Mais je ne suis pas non plus sortit indemne de la lecture de « Bérézina » de Sylvain Tesson. Les horreurs de la guerre nous paraissent tellement incompréhensibles, surtout pour nous qui avons été épargnés.
Un livre de plus à ajouter à ma bibliothèque.
Bises
Merci mon Marc…
Tu me diras, ok?
Enormes bisous!
[…] Comment revenir des champs de bataille et réapprendre à vivre. Ou survivre, plutôt. Pour ceux qui ne l’auraient pas encore lu, la chronique de cette pépite est ici! […]
Merci beaucoup pour cette très bonne critique