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Dix-neuvième nouvelle du trophée : MORTELLE SOIREE

MORTELLE SOIREE

 

1

 

– C’est quoi ce foutoir ? Oh non ! Pitié !

La femme se figea à l’entrée du salon, les bras ballants, son sac à main échouant sur son escarpin droit. Le spectacle était sinistre.

– Lucille ! appela-t-elle, surprise de n’entendre qu’un murmure émaner de sa bouche.

Elle se redressa et inspira profondément. Surtout ne pas flancher.

– Lucille ! répéta-t-elle, la voix plus assurée.

– Oui, maman.

Une frêle adolescente débarqua dans l’immense pièce, nue sous un tee-shirt Motörhead trois fois trop grand pour elle, une brosse à dents à la main. Ses longs cheveux filasse teints en noir accentuaient la pâleur de ses traits délicats. Elle s’arrêta à bonne distance de sa mère. Elle l’avait entendu rentrer mais se sentait peu disposée à l’affronter. La jeune fille savait qu’elle avait déconné. Et même plus que ça.

– Lucille ! Non ! souffla la mère, dévisageant sa fille, entre dégoût et abattement. Pas ça ! Pas encore !

Lucille baissa les yeux sur ses pantoufles préférées devenues bien trop petites, à l’effigie de la Reine des Neiges. La mère, suivant le regard de sa fille, fixa à son tour les chaussons roses et trouva le détail incongru. Leur présence jurait avec la scène apocalyptique qu’offrait le salon. Ou bien était-ce sa fille qui jurait dans le décor de sa vie ? Comme pour chasser cette idée gênante, la femme secoua ses jolies boucles blondes entourant un visage encore beau malgré les premiers ravages du dieu Botox.

– Lucille, c’est quoi ces cadavres ? Tu m’avais promis !

Le mutisme de sa fille agaça la femme qui s’écria :

– Mais regarde-moi ça ! Et mon tapis d’Orient ! Il est tout poisseux !

Lucille, habituée aux préoccupations futiles de sa mère, trouva cependant saugrenu que la femme se soucie de son tapis en un moment si dramatique. Elle la vit contourner avec défiance un corps étendu sur le fameux tapis, et s’affaler sur le canapé en cuir couvert d’un plaid en boule. Mais à peine assise, la mère se redressa illico en poussant un hurlement. La boule en question n’était pas exactement formée par le plaid.

– Nom de Dieu ! Il y en a encore un là-dessous ! C’est qui celui-là ? s’écria-t-elle hystérique, découvrant soudain une touffe de cheveux bruns dépassant de la couverture.

Plus écœurée qu’effrayée, elle tâta du bout des doigts le corps qui resta inerte.

– Je sais pas, maman, on s’en fout.

– Ah ! Mais non ! J’ai le droit de connaître l’identité de celui qui agonise sur mon divan ! Et on ne s’en fout pas, comme tu dis ! Ce qui s’est passé ici cette nuit est grave… C’est très grave ! Tu nous avais promis de ne plus jamais recommencer. Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ?

– C’était la dernière fois, maman, je te promets…

– C’est la fois de trop, Lucille ! hoqueta sa mère, que le désespoir gagnait à nouveau. Et je les connais tes promesses ! Tu te rends compte qu’on a déménagé pour te mettre à l’abri, qu’on a tout quitté afin de te protéger de ton penchant pour… ça ! ajouta la femme en balayant la scène d’un revers de la main.

– Mais c’est pas moi qui ai cherché les complications, je te jure !

– Arrête ! N’oublie pas ce qu’a dit le docteur De Winter : tu dois apprendre à être responsable de tes actes ! Et je ne pense pas que tes nouveaux amis, certainement issus de bonnes familles, soient venus à ta boum pour finir… dans cet état !

– Mais c’est eux qui…

– Stop ! Tu es un vrai danger, ma fille ! Pour les autres comme pour toi-même ! Comment ton père et moi avons pu croire que te changer de ville et de lycée arrangerait les choses ? Des clous, oui ! J’en conclus que tu ne prends plus le traitement que ton psychiatre t’a prescrit ?

– Ça me rendait malade.

– Mais tu es malade, Lucille ! Et ta conduite nous rend tous malades ! Quand est-ce que tu te rendras compte que c’est grave ! C’est une atteinte physique irréversible, tu comprends ça ?

– Irréversible, faut pas exagérer, marmonna Lucille.

– Ah ! Mais c’est pas vrai ! cria la mère, exaspérée. Tu es aveugle ou tu le fais exprès ? Mais regarde-moi ce carnage ! Et je me retrouve complice de tes… passages à l’acte ! Je te rappelle que ton père, qui rentre ce soir, n’était pas au courant de cette boum !

– On dit plus boum, maman.

– Tu as raison ! Ce n’est pas une boum, c’est un cauchemar !

Puis sans préambule, elle ajouta froidement :

– Il faut que je me rafraîchisse le visage.

La mère quitta la pièce à grandes enjambées et se dirigea vers la salle de bain.             Lucille tenta de la retenir :

– Non, maman, pas par là !

Trop tard. Elle entendit la femme pousser un cri :

– Ah ! Mais merde alors ! Y en a un aussi dans la baignoire !

C’était la première fois que Lucille entendait sa mère prononcer le mot « merde ». Elle était vraiment en pétard. Mais Lucille s’en fichait… sauf qu’elle n’aimait pas se faire hurler dessus après un réveil difficile.

– Mais vous étiez combien ? Je t’avais dit trois ou quatre copains, pas plus !

Lucille l’avait rejointe dans la pièce carrelée de marbre rose :

– Au moins ici, ce sera plus facile à nettoyer.

– Non, mais tu es inconsciente ou quoi ? Tu as vu l’état de ce pauvre garçon ? Et je ne te parle même pas de la baignoire ! Maintenant, réponds-moi ! Tu as invité combien de personnes à ta boum ?

– Juste quatre, maugréa Lucille, sans préciser qu’ils devaient bien être une dizaine au départ.

– Encore heureux ! Et on peut savoir où est le quatrième ? Dans le frigo, peut-être ? Pas dans le jardin, j’espère ! Oh ! Mon Dieu, les voisins ! s’exclama sa mère en se précipitant dans la cuisine high-tech dont la grande baie vitrée donnait sur le parc. Tu as pensé aux voisins ? répéta-t-elle. Je te rappelle que dans notre ancien quartier, ils avaient de sérieux doutes à ton sujet !

– On s’en fout des voisins.

– Non, on ne s’en fout pas justement ! Ton père est député, je te rappelle ! Il n’a pas besoin qu’on sache que sa fille est une…

Sa mère se retint de prononcer le mot qui condamnait sa fille.

– Une quoi ? De Winter t’a bien expliqué que j’étais juste en dépression, non ?

– Une dépression ! Elle est bien bonne, celle-là ! Il faut dire qu’on l’a payé assez cher pour qu’il établisse ce diagnostic ! Et pour qu’il la boucle ! C’est qu’il en connaît des gens haut placés, ce bon docteur !

Cette confrontation commençait sérieusement à ennuyer Lucille.

– On n’a pas été au jardin, on est resté au salon, assura-t-elle à sa mère.

Observant, anxieuse, son immense carré de verdure impeccable, la femme soupira puis s’assit sur une chaise en fer forgé noir, visiblement soulagée. Mais ses petits sourcils épilés se froncèrent à nouveau et elle reprit d’une voix chevrotante :

– Comment je vais expliquer ça à ton père ? Et aux parents de ces jeunes ?

– Tu sais bien que tu n’expliqueras rien du tout. Ce sera notre secret, comme d’habitude.

– C’est trop facile, Lucille…

– Ah oui ? Pour qui ? la coupa brutalement l’adolescente.

Silence. Lucille s’adoucit et s’asseyant à son tour, prit la main de sa mère. Il lui fallait l’amadouer ; elle avait besoin d’elle pour réparer les dégâts. Elle ne souhaitait pas être internée à nouveau par son gentil papa.

– On va tout effacer avant ce soir, et ce sera notre secret, reprit Lucille avec aplomb.

Sa mère fondit en larmes.

– Je n’en peux plus. C’est trop dur !

– Ça ne se reproduira plus. Je le dirai au docteur De Winter et il me trouvera un autre traitement. Et tout ira bien.

– Tout ira bien, répéta la mère machinalement…

Puis recouvrant ses esprits :

–… Non, tout n’ira pas bien ! Tu devais recommencer à zéro ici, te faire discrète, de faire de nouveaux amis ! C’est comme ça que tu t’intègres ? En transformant une gentille soirée en véritable champ de bataille ?

– Mais y a pas de témoins, maman.

– Et les intéressés ? Tu en fais quoi ?

– Eux, ils ne diront rien, répliqua Lucille sur un ton cynique. Par contre, il faut que je te dise un truc.

– Quoi encore ?

– Il y a quelqu’un là-haut. Et lui, il est bien réveillé… enfin, ça devrait pas tarder.

– Quoi, là-haut ? Dans… dans ta chambre ?

– Non, on n’est pas arrivé jusque-là. On s’est arrêté dans la tienne.

– Quoi ?

– Mais j’ai rien dégueulassé, je te jure ! Et y a pas de… cadavre dans ta chambre, comme tu dis.

– C’est censé me rassurer ? cria la mère, se levant et se dirigeant vers le hall. Qu’est-ce que tu fichais dans ma chambre avec ce garçon ?

– À ton avis ? lança Lucille, lui emboîtant le pas.

– Ah ! Je vois ! Tu ne perds pas le nord, toi ! Eh bien, on n’a plus qu’à régler ça en vitesse !

 

 

2

 

 

Quentin ouvrit un œil qui détailla une bande de papier peint aux arabesques noires, collé sur un pan de mur immaculé. Ultra-chic. Comme toute la déco assortie de cette chambre spacieuse variant les nuances de gris sur fond blanc. Mais où se trouvait-il ? Il ouvrit le deuxième œil, action qui déclencha automatiquement une migraine insupportable. Aïe. Ça y est, il remettait le contexte. La teuf organisée par la nouvelle. Il était dans la chambre de Lucille… Ou plutôt dans celle de ses parents, supposa-t-il d’après la taille XXL du lit et le décor propret. Sage. Tout le contraire de Lucille.

Cette fille, c’était de la bombe. À tout point de vue. Canon, souvent taciturne, parfois exubérante, et bonne ! Étrange aussi… mais bonne ! S’il ne se souvenait pas de tout, il se rappelait du moins le pied qu’il avait pris cette nuit. Un corps de rêve cachant un tempérament de feu. Une sacrée garce ! Ce n’était clairement pas sa première fois !

Des voix lui parvinrent du rez-de-chaussée. Les copains avaient déjà émergé ? Non, c’était des voix féminines… deux voix… Lucille n’avait invité que des mecs à sa petite sauterie… Et ça gueulait apparemment. C’est quoi tous ces cadavres ? Merde ! C’était peut-être la mère qui avait débarqué plus tôt que prévu… tout poisseux ! Tu m’avais promis ! D’après Lucille, sa génitrice ne devait rentrer que dans l’après-midi. Mais on y était peut-être déjà, pensa Quentin en cherchant son portable dans la poche de son jean qui traînait par terre. Effectivement, il était près de 15h. Un cri faillit lui faire lâcher son téléphone. La vache ! Ça bardait en bas ! Il tendit l’oreille… l’identité de celui qui agonise sur mon divan !… C’est très grave ! Quelle emmerdeuse ! se dit Quentin, tout en s’interrogeant sur l’identité du gars en question.

Il enfila ses fringues à la hâte et recoiffa tant bien que mal ses cheveux blonds mi-longs devant la coiffeuse patinée surplombée d’un miroir ovale. Il avait une sale tronche. Une petite ligne aurait remis tout ça en place, mais il avait laissé son matos en bas ; enfin, ce qu’il en restait. Pour les présentations, il improviserait. Sa gueule d’ange – malgré ses yeux de lapin injectés – plaisait généralement aux vieux, ainsi que le vocabulaire châtié qu’il maîtrisait quand l’occasion s’y prêtait : lors des stages dans la boîte de papa, dans les rallyes mondains organisés par les familles huppées du coin, ou avec les parents des bourgeoises qu’il avait sautées. Il savait comment les prendre, tous ces cons, et cachait bien le mauvais garçon qu’il était en réalité. Comme Lucille. Ca servait d’avoir reçu de l’éducation.

Quentin sortit de la chambre située au premier étage et perçut encore les mots vrais danger… traitement… psychiatre… irréversible… Il n’avait aucune idée de ce qui se déroulait en bas, mais une chose était certaine : il était tombé chez des barges ! Sur une barge ! Cette constatation ne le surprit pas outre mesure. Dès le premier jour au lycée, il s’était douté que Lucille n’était pas nette. Cette nana s’était pointée au bahut en plein milieu de l’année scolaire, débarquant de Paris à ce qu’on disait, avec un papa député qui n’avait rien à foutre dans leur patelin. Un patelin friqué, certes, mais relativement isolé comparé au 16e arrondissement que la famille avait quitté à la hâte. Ça, c’est Lucille qui le lui avait appris quand ils avaient sympathisé. Sur le moment, Quentin avait pensé à une embrouille politique, mais aucune info n’avait transpiré sur le Net. Le député était toujours en poste et se tapait à présent cent cinquante bornes pour exercer ses fonctions.

Alors quoi ? Alors, les mots que Quentin venait de surprendre lui indiquaient une toute autre piste : celle de la fille pas nette justement. Danger, psy, traitement… Lucille devait être atteinte d’une quelconque maladie mentale. Une dépression, peut-être ? Mais on ne déménage pas parce qu’on a une fille dépressive ; sans quoi, ce serait l’éternel exode dans les quartiers chics ! se dit ironiquement Quentin qui ne voyait jamais ses parents, trop occupés à gérer le patrimoine et à paraître en société.

            Regarde-moi ce carnage ! continuait la mère… Quand je pense que je suis complice… Quentin, qui venait d’atteindre le palier, s’immobilisa. Le parquet avait craqué et la fin de la phrase lui avait échappé : de quoi la mère était-elle complice, et à quel carnage faisait-elle allusion ? Soit elle était de nature hystérique, soit il se passait quelque chose d’anormal dans cette maison que Quentin souhaitait quitter au plus vite, ne pensant déjà plus aux présentations avec belle-maman.

Il descendit donc les premières marches de l’escalier, le pas soudain précautionneux sans qu’il eût su expliquer pourquoi, mais un cri le stoppa net, suivi d’un : Y en a un aussi dans la baignoire ! C’est pas vrai ! Mais de quoi elle parlait, la vieille ? Ils n’avaient pas foutu tant le bazar que ça, la veille ; c’était même une soirée plutôt cool… Remarque, Lucille et lui étaient certainement montés bien avant la fin des festivités… Il ne se souvenait plus. C’est le problème, avec la coke. Sur le coup, ça rend alerte, mais mélangé à l’alcool, ça peut créer des amnésies. Malgré son jeune âge, Quentin en connaissait un rayon ! Certains potes se trouaient la chevelure à coup de fumette et autres trips ; lui se trouait la mémoire.

            T’as vu l’état de ce pauvre garçon ? Et je te parle même pas de la baignoire ! J’espère qu’y en a pas au jardin ! Quentin sentit l’inquiétude le gagner. De quoi souffrait Lucille au juste ? Et de quoi était-elle capable ? Après leur baise endiablée, il s’était endormi comme une loque et à son réveil, la fille n’était plus là. Que s’était-il passé entre-temps ? Lucille ne se droguait même pas ! Il en aurait bientôt le cœur net, ne pouvant camper indéfiniment dans cette cage d’escalier. Sa migraine empirait sous l’effet du stress grandissant et il lui fallait une aspirine de toute urgence.

Il s’apprêtait à descendre, déterminé, lorsqu’il entendit un claquement de talons se rapprocher ainsi que la voix de la mère : T’as pensé aux voisins ? Je te rappelle que dans notre ancien quartier, ils avaient de sérieux doutes à ton sujet ! Et Lucille qui répondait : On s’en fout des voisins… Et l’autre rétorquant de plus belle : Non on s’en fout pas ! Ton père est député, je te rappelle ! Il n’a pas besoin qu’on sache que sa fille est une…

La phrase resta en suspens. Une quoi ? se demanda Quentin, à nouveau figé sur sa marche. Une folle ? Il devinait à présent que l’arrivée impromptue de cette famille dans leurs beaux quartiers était liée au comportement de Lucille.

Les deux femmes devaient se trouver dans la cuisine car leurs voix lui parvenaient plus distinctement bien qu’il ne saisît pas tout. Il ne pouvait gagner la sortie sans se faire remarquer, ni rester planté là. Et d’abord, pourquoi se cacher ? Cette situation devenait ridicule ! se dit le jeune homme, comme pour se donner du courage, tandis qu’un poids lui compressait insidieusement la poitrine. Il devait se calmer. Et écouter…

Visiblement, la mère craquait, tandis que la fille réclamait le secret, promettait de se faire soigner et rassurait sa mère : Mais y a pas de témoins, maman. De témoins de quoi, bon sang ! se demanda Quentin entre exaspération et panique, tout en se dandinant sur sa marche, pris d’une soudaine envie de pisser.

Et les intéressés ? Tu en fais quoi ? cracha la mère.

            Eux, ils ne diront rien…

Quentin sentit ses jambes se dérober. La réplique de Lucille et plus encore le ton employé lui glacèrent les sangs. Un ton implacable où se mêlaient cynisme et détachement. Alors Quentin réalisa que les intéressés en question, ses potes, auraient dû se réveiller depuis longtemps au milieu de tous ces éclats de voix…

Sauf s’ils étaient déjà partis, mais non, puisque la mère en avait trouvé un dans la baignoire…

Alors peut-être qu’ils ne se réveillaient pas parce qu’ils étaient…

Merde ! C’était pas possible !

Il y a quelqu’un là-haut. Et lui, il est bien réveillé… enfin, ça ne devrait pas tarder. Il fallait qu’il se barre de là en vitesse ! Je te promets qu’il n’y a pas de… cadavre dans ta chambre… Les deux dingues allaient monter ! Il entendait leurs pas se rapprocher dangereusement ! Il était pris au piège. On n’a plus qu’à régler ça en vitesse ! assena la mère, aussi barge que sa fille.

Quentin se retrancha dans la chambre et s’enferma à clef. Il courut à la fenêtre dont il tira les rideaux. La chambre parentale donnait sur le jardin. Il tressaillit quand quelqu’un tourna la poignée de la porte. Il entendit Lucille assurer à sa mère qu’elle n’avait pas fermé à clef. Eh ! bien, je vais en chercher une autre ! s’exclama la femme, tandis que Lucille criait :

– Quentin ! Ouvre-moi, putain !

L’adolescent ouvrit fébrilement la fenêtre et regarda en bas : il ne devait pas y avoir plus de quatre mètres. Il atterrirait directement dans l’herbe tendre et pourrait s’enfuir, l’immense jardin qui tenait plus du parc étant ouvert sur l’extérieur, comme souvent dans ces lotissements sécurisés, avec enclos, barrière et gardien. Un zoo de luxe.

Lucille tambourinait à la porte, mais Quentin ne bougeait toujours pas. Le jeune homme peu sportif appréhendait le saut autant que la chute. Et pour la première fois de sa vie, il avait le vertige. Ce plan n’était peut-être pas une bonne idée.

Il se retourna vers la porte. Peut-être pourrait-il se précipiter sur celle-ci au moment où elle s’ouvrirait, déstabilisant les assaillantes pour ensuite dégringoler les escaliers et gagner la porte principale ? Il avait vu ça dans un film, avec Amaury, son grand frère qui vivait aux States aujourd’hui. Amaury avait bien fait de se tirer loin du marasme familial. Amaury était quelqu’un de bien, pas comme lui. Amaury avait tenté de le raisonner quand il avait appris que son petit frère touchait aux substances illicites. Mais ensuite, il était parti de la maison. Et Quentin s’était retrouvé seul. Avec ses parents. Tout seul.

La porte s’ouvrit soudain, et Quentin se retrouva face à Lucille et à sa mère qui lui lançait un regard assassin.

Alors Quentin sauta. Sauf que dans la panique, il se jeta, plus exactement. L’herbe se rapprocha à vitesse grand V, puis il entendit un craquement.

Maxime qui, enfin délivré des derniers effets de l’héro, émergeait de sa baignoire, vit son copain Quentin passer devant la fenêtre de la salle de bain et s’écraser sous ses yeux.

Le hurlement de terreur de Maxime réveilla en sursaut Charles et Louis, respectivement affalés sur le canapé et sur le tapis, au milieu d’innombrables cadavres de bouteilles, d’un reste de poudre et même d’une seringue.

 

 

ÉPILOGUE

 

 

Madame Gontrand reçut dignement la police sur le perron marbré de sa villa, ignorant les regards suspicieux et les mines agacées des voisins postés à leurs fenêtres, alertés par les sirènes de l’ambulance et des pompiers.

Devant le spectacle qu’offraient le salon en bataille et les yeux cernés des gosses junkies, des « p’tits cons » selon certains, des « pauvres mômes » selon d’autres, les policiers déduisirent rapidement la cause du drame. À la question : Que prenait votre copain ? Il leur fut répondu cocaïne. La drogue qui rend paranoïaque. C’est ce qu’expliqua l’un des agents à madame Gontrand.

L’enquête s’arrêta là, à peu de chose près. Quentin était mort sur le coup, la nuque rompue, après une mauvaise chute dans l’herbe tendre et la drogue dure.

Monsieur Gontrand, député, régulièrement en déplacement, apprit donc que sa femme avait laissé leur fille convalescente organiser une soirée festive en son absence. En effet, madame Gontrand avait trouvé à son nouveau club de tennis un jeune amant dont elle ne pouvait plus se passer. Monsieur le savait, mais il soutint néanmoins madame dans la terrible épreuve qui les attendait tous deux : les nouveaux voisins savaient pour leur fille.

Lucille, alcoolique depuis ses quinze ans, retourna en cure, au grand dam de ses parents qui lui avaient pourtant payé le meilleur suivi psychiatrique quelques mois auparavant. Ils avaient donc fait pour le mieux, en vain.

 

 

 

FIN

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