— Messieurs, faites vos jeux !
La tension est à son comble dans le grand Salon Privé. Sous les dorures illuminées par le cristal des lustres, les joueurs se toisent à coups de crispations mandibulaires en balançant leurs plaques sur le tapis, au hasard, comme s’ils semaient du blé.
— Les jeux sont faits ?
De deux doigts, le croupier monégasque bloque le cylindre de la roulette, le relance et jette la bille en sens inverse. Au dernier moment, Mickael place tous ses jetons sur le sept. Un silence torride plombe la table, tous observent le champion.
— Rien ne va plus !
La bille choisit son encoche. Sept !
— Rouge, impair et manque. Plein pour vous, monsieur !
Pour la cinquième fois, Mickael gagne. Un frémissement stupéfait s’élève au sein du public. Putain de baraka ! Les mises perdantes ratissées, le croupier-payeur règle son gain au vainqueur, un magot assez rondelet pour s’offrir à gogo plusieurs parties de son jeu favori, le Poker Texas Hold’em no-limit.
Parmi les curieux agglutinés sur les accoudoirs disposés autour de la table – diams et nœuds pap de rigueur –, moi. Mon Graal à portée de main. Au bout de plusieurs années de traque, je tiens enfin ce salaud. T’es fini, connard. Mon sang bouillonne, la rage m’étouffe, mais je contrôle. Pas le moment de faiblir.
Allez, Mickael, quelques coups de Hold’em avant de quitter le casino !
Le gagneur ne m’a pas repéré. Je le précède au Salon Europe et m’installe à la table du No-limit. Il arrive. Six places, une seule de libre : la sienne. Pile en face de moi. Malgré sa trompeuse décontraction, l’excitation lui crève déjà la couenne, la fièvre s’insinue profond dans ses tripes, je connais. À son tour, il allonge sa blinde. Une croupière brune, bien moulée, parcourt le tapis du regard, s’assure que le jeu peut commencer et donne. Deux cartes chacun distribuées en deux tours horaires.
Je détourne les yeux de son cul, les plante sur Mickael et me racle la gorge avec une discrète insistance. Indifférent aux grâces de la brunette, le flambeur lève la tête, me dévisage. Il ôte ses Ray-Ban et accommode. Sa pupille s’agrandit et se bloque sur mon sourire à peine ébauché néanmoins nocif. Je l’observe, tous mes sens braqués sur ses réactions. Il tente de cacher son trouble, mais j’entends sa respiration s’accélérer, s’enrayer. Je jouis de sa stupeur. Impassible en dépit des gouttes perlant sur son front, il chausse ses lunettes noires, soulève un coin de carte. Les jointures de ses doigts se raidissent sur son jeu, une sale contracture lui vrille la bouche. Il doute encore, me jette des coups d’œil à la dérobée. J’esquisse un geste dans sa direction, comme une menace masquée, il tressaille et se fige.
Nous y sommes, Mickael m’a reconnu. Disons plus justement que mes traits lui rappellent une tête qu’il aurait préféré oublier. Je gratte les poils de ma barbe en les faisant crisser et me tapote un ongle sur la canine, il détourne le regard.
Les éclats opalescents reflétés par les colonnes d’onyx accentuent la pâleur des visages tendus à l’extrême. Nouvelle distribution. Les cinq cartes visibles du tableau s’étalent sur le tapis parmi lesquelles le flop, le turn et le river.
Je joue froidement, relance, mes yeux enfoncés comme des pics à glace dans les carreaux de Mickael. Il peine à dominer sa confusion mais gagne à chaque coup. Haut la main et couilles en berne. T’es pro ou t’es pas pro, putain de tafiole ? Contrôle-toi, nom de Dieu ! Avec le pactole amassé précédemment à la roulette, il n’a pas de limite, ses blindes non plus. J’avais prévu. Qu’il profite de cette ultime volupté avant la mise à mort.
Trois joueurs se sont déjà couchés. Les piles de jetons bicolores du pot s’élèvent, mais plus Mickael tond ses adversaires, plus il se tétanise. Une moiteur morbide suinte par tous ses pores. Je me repais de son vertige. Ni lui ni moi n’en doutons, l’issue des réjouissances sera définitive.
— Las Vegas, novembre 2014.
J’ai à peine susurré les mots. Même retenus au bord de mes lèvres, Mickael les aurait entendus. Il ne parvient plus à réprimer le tremblement de ses mains.
Aucune réaction de la part des autres participants, à fond dans leur jeu, hermétiques à la tragédie qui se déroule sous leurs yeux. Lorsque l’un d’entre eux lève brusquement le coude et ajuste son nœud pap, Mickael sursaute comme si l’homme avait dégainé.
Les parties se poursuivent dans une tension haineuse. Des six joueurs présents autour de la table, le quatrième se couche aussi, rincé. Ne reste plus que nous deux. Les mises plafonnent au maximum. Mickael a une main fabuleuse. Fabuleuse !
Dernier acte. Heads-up, le tête-à-tête fatidique. La croupière brûle une carte puis distribue. Regards en rafales de Kalach, relances agressives, survoltage des cortex au bord de la dislocation à force d’évaluer les probabilités, suées carburées de part et d’autre, bluff, anti-bluff, contre-bluff. Et me voilà.
Entre le tableau visible et l’ultime donne, je tire un full. Coup de cul inouï. Finita la Commedia ! Némésis la vengeresse veille sur moi. Mickael, t’es mort ! Je mise mon tapis en défiant mon adversaire d’un œil torve. Pendant quelques microsecondes, un flottement plane. Et sans même vérifier sa main, comme un automate halluciné, Mickael suit. Mon sourire venimeux lui explose l’intérieur, mais il s’accroche, le rat. Il sait pourtant qu’il ne sortira pas vivant du casino. L’affaire est terminée pour lui.
C’est l’abattage des cartes, la curée. Une meute de loups chimériques se rue avec furie sur la proie, lui arrache les chairs, dévore son cœur. Exsangue, Mickael se lève, chancelle, manque de tomber, se rassoit. Et me laisse un tapis royal.
La croupière me colle son décolleté gélatineux sous le nez et pousse le tas de jetons devant moi. Tiens ! une affriolante perspective, cette brunette, elle absorbera mon trop-plein d’effervescence. Le torrent d’adrénaline affluant dans mes veines à la pensée d’enfoncer mon coutelas dans les entrailles de Mickael se gonfle à l’idée d’enfourcher une croupe dodue. Putain de stimulation !
Je respire un grand coup le temps que le perdant réalise son désastre, et vise les fresques peintes sur les murs lambrissés du Salon. Mon regard croise celui de la belle Otero, prisonnière de son lourd cadre doré. Au cours d’une nuit de la Belle Époque, la luxueuse gitane a laissé un million de francs-or sur le tapis. En ses jours de gloire, la courtisane séductrice de rois, d’aristocrates et de ministres avait été surnommée la sirène des suicides tant elle a brisé de cœurs.
Et toi, Mickael ? Mickael le gagneur, Mickael le magicien, combien d’hommes as-tu démolis, poussés au désespoir ? À la mort.
Le bouffon a perdu. Livide, il quitte la table d’une démarche incertaine tandis que je griffonne un billet et le glisse entre les seins de la croupière. Elle n’a d’yeux que pour les joyaux empilés sur le tapis. Bientôt, elle les aura dans la bouche si elle est sage. Avec le reste.
— À tout à l’heure.
La mallette sous mon coude, prodigieux trophée plein de jetons et de plaques, je me dirige vers les caisses pour échanger le plastique contre du sonnant et trébuchant, puis rejoins Mickael au bar du Salon Privé.
Déjà trois verres vides devant lui. Effondré sur un tabouret, il ne comprend pas quelle folie l’a pris de suivre avec une main aussi chiche. Même avec le couteau sous la gorge, on ne mise pas sa fortune avec un dix de trèfle et une dame de carreau au premier tour. Ce joueur, le portrait quasi conforme du Neuville de Las Vegas, l’a démonté, lui a ruiné son légendaire self-control, l’a massacré.
Mickael lève une mine accablée vers l’Italien qui le gratifie d’un sourire bienveillant, il compatit. En service au casino depuis plusieurs années, le barman a côtoyé toute sorte de perdants et se doute bien que celui qui commande sec trois shots de vodka n’a pas dû être chanceux.
— Remettez la même chose à monsieur, c’est pour moi.
Mickael se retourne, il m’attendait. Le garçon fredonne.
— Et pour vous, gentille Signore ?
— Champagne. Ce que vous avez de plus cher. Avec deux coupes.
Les yeux du serveur pétillent. Il fait un signe discret au manager qui galope vers nous, un linge blanc au bras.
— Un Perrier-Jouët cuvée Belle Époque ou un Dom Pérignon millésimé ?
— Les deux.
Comparé aux gigantesques salles du Casino, le bar privé reste intime mais à la hauteur du décorum ambiant, dorures d’un kitsch à gerber illuminées par un monstrueux lustre à pampilles : tout Monaco ! Les barmen tchatchent, la langue italienne chante joyeusement, un bouchon saute et les coupes se remplissent.
Durant la partie, la tension de Mickael était au maximum, ses réactions à fleur de nerf et la dévastation provoquée par ma présence, palpable. Jusqu’à sa perte de contrôle au moment de suivre mon tapis. Mais avec les bulles, la bête reprend du poil, retrouve un semblant de vaillance. Je laisse le condamné souffler, j’ai tout mon temps.
— Qu’est-ce qu’on fête ?
Vas-y, fanfaronne, mon pote, profite donc encore un peu !
Je ne réponds pas, me contente de lui jeter un regard de mort, et entrouvre ma veste de smoking, découvrant le manche d’un cran d’arrêt d’un côté, un Beretta M20 de l’autre. En bon visiteur inoffensif, j’avais veillé à introduire discrètement les armes dans le casino avant de franchir les barrières de sécurité.
— Ton complice, au Hold’em ?
Mickael arrondit sa bouche, ses yeux, grimace un ébahissement outragé. Se raccroche à la vie. J’avale deux coupes cul sec et lui flanque une torgnole. Les serveurs déguerpissent vers le fond du bar.
— Pas de ce jeu-là avec moi, mon pote. Tes tours de passe-passe : ENOUGH !
— Vous êtes fou.
Il pousse des cris de porc avec l’espoir d’attirer l’attention du personnel, je lui allonge un poing mauvais en pleine gueule. En attendant mieux. Putain, je me retiens de lui défoncer sa face de bellâtre gominé, de lui balancer une volée de semelles cloutées dans les orbites.
Panique à bord, côté limonade. Quand le manager commence à pianoter sur son portable, je dégaine mon Beretta et d’un signe radical lui intime l’ordre de poser son téléphone sur le comptoir, son copain pareil. Les gars s’exécutent sans faire de simagrée, ils ont capté. Ne bougeront plus. Je me remplis le gosier d’une goulée de champagne, attrape Mickael par le col et lui pulvérise le liquide poisseux dans la tronche.
— Max Sviridov, Radu Stevo, Phil Bronson… Julian Neuville. Tous se sont tiré une balle à cause de tes arnaques. Ruinés à coup de piperies.
Mickael se tient la mâchoire d’une main, de l’autre se protège. J’ai un peu forcé sur l’impact, tout à l’heure. Un couard juste bon à truquer, pas foutu de riposter, je m’en doutais. Le fraudeur sait que je le traque depuis la mort de Julian, mon cadet né trois minutes après moi. Des années que l’imposteur se défile, me nargue, me fourvoie, mystifie le monde du poker par ses métamorphoses. Le roi de l’esquive. Aujourd’hui, Mickael a endossé un habit de zingaro : moustaches brunes à la Zappa, panama, costard de lin crème, froissé juste comme il faut. Un nouvel avatar du blond fadasse de Vegas, du clown outrancier d’Atlantic City. Malgré les plaintes et les enquêtes sur ses coups tordus, l’insaisissable tricheur ne s’est jamais fait prendre. Il analyse les lieux avec minutie et ajuste ses stratégies en fonction des caméras dont il a repéré les emplacements dans les casinos internationaux. Le Flamingo de Vegas et bien d’autres, Macao, Lisbonne… Partout, le monde du poker est à sa botte.
— T’as les jetons, là, et pas les bicolores ! Tu fais moins l’fiérot, hein !
Je culbute son tabouret d’un pied rageur, il s’affale. Planqués derrière la porte, les serveurs n’en perdent pas une. Je souris et leur fais un petit coucou. Ils disparaissent aussi sec et se replient dans la réserve. Le magouilleur ose un rétablissement, je lui écrase le nez avec ma Weston.
Je connais à fond le modus operandi de Mickael au Hold’em : cibler un croupier, le travailler au corps, creuser ses failles – surtout financières –, lui faire miroiter le pactole et lui proposer le coup. Les employés du casino passent leur vie à fréquenter les fortunes planétaires, à brasser des sommes colossales alors qu’ils peinent à rembourser leurs mensualités. Malgré leur fiabilité quasi absolue, certains se laissent allécher. Suffit de débusquer le rapace et de le dresser.
Il tente de dégager sa tête prête à imploser.
— Arrêtez !
Je m’assois sur le tabouret, lui écrase la pomme d’Adam avec la pointe de ma pompe, l’enfonce jusqu’à la glotte. Il bat des pieds, des mains, suffoque.
Bien avant chaque tournoi, Mickael forme son partenaire de prédilection, avec une inclination particulière pour les référents des grands parcours, puis il élabore avec ce complice opportun un code gestuel infaillible permettant la lecture des jeux adverses. Un nouveau scénario à chaque acte. Une tâche laborieuse impliquant un investissement à la mesure, mais dont les bénéfices peuvent s’élever à plusieurs millions de dollars. En combinant ses talents de pipeur illusionniste entraîné aux plus subtiles manipulations, son génie au ciblage de secteur à la roulette – une pratique indétectable à la vidéo –, ses connivences avec la croupe et son art consommé du bluff, Mickael est devenu l’un des joueurs les plus riches du monde. Il possède des propriétés à Hawaï, une île privée à la Barbade, un penthouse à Dubaï. Malgré tout, il demeure aussi discret que transparent.
Je l’attrape par les cheveux, son postiche poisseux me reste dans la main. Connard ! Je dégaine mon cran d’arrêt, le plaque sur sa gorge, lui entaille la peau du cou. Une giclée rouge vermine pisse sur son col. Il chouine.
— Ton complice ?
Il ne se fait plus prier, il donne.
— La croupière.
— Bougresse ! Ça tombe à pic, j’avais justement l’intention de m’occuper de ses fesses. Elle va déguster. Et pour la roulette ?
— Ma science et mes doigts de fée.
Il s’enhardit à ironiser, le morbac. Baffe dans la gueule. Sa tête heurte violemment le bois du zinc. Je le rejette à terre, lui broie la joue de mon pied comme si j’écrasais une vieille merde. J’appelle le manager qui sort de la réserve et s’approche à reculons en gardant une distance respectable avec moi. Je lui propose un deal : une demi-heure, seul avec mon « ami ». Cinq mille euros, pas de question. Le barman hésite. Non, il ne perdra pas son job. Sous la menace d’une arme, j’aurai confisqué leur portable, à lui et à son collègue, et les aurai enfermés dans la remise.
— Allez, sept mille et on n’en parle plus.
Il me tend un trousseau de clés et détale.
— Et pas d’embrouille, hein ! On reste tranquille dans son coin.
Je cours verrouiller les portes, celle de l’entrée et l’autre.
À nous deux, Mickael.
Je passe derrière le bar, décroche une bouteille de vodka et la verse sur le saligaud en ricanant. Ses braillements de putois m’agacent les tympans, j’enfonce profond le goulot dans sa bouche, et lui prodigue un va-et-vient libidineux avec l’objet. Il roule des yeux, bave, avale l’Absolut. Je remplis ma coupe de champagne, la déguste en prenant mon temps et l’éclate violemment sur le sol.
— Bon. Assez joué. Finissons-en.
Ma vengeance au bord de son assouvissement me congestionne tout entier, je fais durer l’euphorie avec la pointe de mon coutelas, et y vais de quelques balafres à droite, à gauche. Mickael jette un œil misérable vers la porte de service désespérément close. La veste de son costume n’est plus qu’une chiffe sanguinolente, sa tête, une bichromie rouge violet. Je sors mon Beretta de son holster et visse le silencieux. Il chiale, se contorsionne, tente une échappée. Coup de latte dans le tibia, là où ça fait mal. J’arme la chambre du calibre, fais tomber le cran de sécurité, et le glisse dans ma ceinture. Ne reste plus qu’à achever ce chien avant de m’éclipser du casino, ni vu ni connu.
Je ricane et l’attrape par le col.
— Arme de poing ou blanche ? Je te laisse le choix, vois-tu.
Le temps que je lui taquine la trachée avec mon coutelas, ce con de Mickael, avec l’énergie du désespoir, s’enhardit à se relever en me fixant. Tu ne doutes de rien, pauvre pitre. Soudain, d’un geste prompt il allonge le bras, arrache le Beretta et le décharge dans mes tripes. Sans un regard, sans une hésitation. Putain, merde ! Le bide explosé, je vacille, m’écroule ; un geyser rouge où se mêlent chairs et viscères se répand sur le sol. Salaud ! Je plaque mes paumes sur la plaie béante, je vais crever. Lentement.
Dans mon dernier souffle, entre mes paupières mi-closes, je vois le perfide, la mallette de fric à la main, son chapeau de zingaro enfoncé jusqu’au nez et sur le dos ma veste de smoking que j’avais posée sur un tabouret. Il fouille dans la poche, trouve la clé et sort.
Mickael traverse la grande salle, lève les yeux vers le portrait de la belle Otero et la gratifie d’une discrète révérence.