Le bus s’arrête. Je prends rarement le bus, je connais même pas le nom de l’arrêt mais je reconnais la rue, le carrefour, l’endroit. Ça me dit quelque chose. Je descends. Je suis allé faire quelques courses. C’est quoi cette expression d’ailleurs, faire des courses ? Je suis pas allé au supermarché en short avec un maillot numéroté pour parcourir les rayons à fond la caisse en poussant tout le monde. Peu importe. Je suis allé acheter deux trois trucs qui me manquaient. Enfin, deux. Un paquet de pâtes, sans gluten. Je suis allergique, enfin intolérant. C’est le mot technique pour dire que ça me fait mal au bide. Il n’y pas que ça qui me fasse mal au bide d’ailleurs, je dois être intolérant à la société toute entière. Il doit y avoir pas mal de gluten dans ce monde. Je sais pas.
J’avais aussi envie de me faire une tartine au chocolat, vous savez à la pâte à tartiner interdite, celle qui a mauvaise presse. Allez, tant pis, je le dis. Une tartine au Nutella. J’entends déjà des voix s’élever, « Ouais Nutella, l’huile de palme, tout ça… ». Bon, je vous rassure, j’ai une conscience. Alors je les ai toutes essayées, toutes ces pâtes à tartiner issues du commerce équitable, estampillées de toute une tripotée de logos incompréhensibles, « sans ceci, sans cela, avec rien dedans, qui fait pas bosser les gosses, qui respecte la couche d’ozone… ». Enfin tous ces trucs invérifiables mais auxquels on a tous envie de croire. Bon, il faut être honnête quand même, le point commun de toutes ces mélasses chocolatées est qu’elles ont toutes été fabriquées par une association d’anciens menuisiers ou au mieux d’ébénistes, parce qu’en guise de pâte à tartiner, moi j’ai surtout retrouvé le goût de la pâte à bois. Et ils veulent qu’on oublie le goût du Nutella en nous faisant bouffer de la sciure… Et oui, je commence à être vieux, je fais partie de cette génération élevée au Nutell’. On nous avait pas dit à l’époque que ça finirait par bousiller la planète. On pouvait pas deviner. J’entends à nouveau les voix des anges « Ouais, Nutella, l’huile de palme, la déforestation, les pauvres singes… » Je vous l’ai déjà dit, j’ai une conscience. Donc, après avoir tout essayé, j’ai trouvé le trésor. Nocciolata ! Une pâte à tartiner certifiée bio, sans huile de palme, sans OGM, qui fait pas d’UV, qui mange du quinoa et qui roule en vélo. Avec le même goût que le Nutella, peut-être même meilleur. Voilà, je peux me taper mes tartines en ayant la satisfaction d’avoir sauvé un singe à défaut de sauver les hommes. Mais bon, c’est déjà pas mal.
Je descends donc du bus avec mon paquet de pâtes et mon pot de Nocciolata. Il y a un petit parc à côté de chez moi, le parc Clémenceau. S’il voyait la gueule de son parc Clémenceau, je suis pas sûr qu’il y ferait pas creuser deux ou trois tranchées le « père la victoire ». Père la victoire ? C’est quoi ce surnom pourri ? Comment on peut parler de victoire pour la boucherie de la grande guerre ? Si tous ces pauvres mecs découpés en rondelles voyaient que c’est Angela Merkel qui conduit le bus aujourd’hui ou que leurs rejetons apprennent l’allemand à l’école… Ils se sont foutus sur la gueule alors qu’il suffisait d’attendre des décennies en jouant à la belote et en vidant leurs tonneaux de rouge pour que le Rhin perde son statut divin de frontière pour redevenir une simple étendue de flotte dégueulasse remplie de poiscaille, une autoroute à péniches. Enfin, là, je suis pas sûr que la majorité des historiens partagent mon point de vue…
Bon, retour à notre petit parc. Ça doit quand même être pas mal d’avoir un parc à son nom. Moi, ça me plairait. Mais un petit, un peu vieilli, juste un truc en caillasse où les vieux viendraient jouer aux boules, avec un tout petit coin d’herbe pour faire pisser les chiens. Juste un square quoi. Un truc humble. On verra. Je pousse donc le petit portillon rouillé. Il grince, comme pour signaler ma présence. C’est bon, je suis pas un individu dangereux. Enfin je crois pas. Il fait beau et je m’installe face au soleil sur un des deux bancs. C’est vraiment un petit parc, il n’y a que deux bancs. Je m’allume une clope et je ferme les yeux. J’adore ces moments de solitude. Ils servent à rien mais ils sont tellement importants pour moi. Je fume, tranquille. J’adore ces moments. C’est seulement quand on se retrouve seul qu’on peut vraiment apprendre à aimer les autres. Je sens soudain comme une ombre devant moi. J’ouvre les yeux. Deux vieux sont entrés dans le parc. Ils me saluent d’un hochement de tête. Ils sont souriants, c’est déjà pas mal. Je réponds « Bonjour messieurs », j’aime bien dire bonjour aux gens que je connais pas, comme pour prouver que même si je n’aime pas le monde dans lequel je vis, je suis quand même prêt à faire des efforts. Les deux vieux s’installent sur l’autre banc à cinq ou six mètres du mien.
Je referme les yeux et continue à fumer, tranquillement. C’est bon de sentir le soleil. Putain j’suis bien là ! J’aurais peut-être dû prendre un bouquin. Je sais pas, un truc comme « Seigneurs et nouvelles créatures » de Jim Morrisson. J’adore lire les poèmes de Jim Morrison. On peut les relire cent fois, on fait toujours une nouvelle découverte. Un vrai truc à lire au soleil. Oui, il y a des bouquins à lire au soleil et d’autres à lire en regardant tomber la pluie. Je sais pas comment vous l’expliquer, c’est comme ça, c’est tout. Quand tu lis les poèmes de Morrisson au soleil, t’entends la musique des Doors. T’es comme hypnotisé. Je sais pas, je me suis jamais fait hypnotiser mais j’imagine. Mon préféré c’est « Hyacinth House », un truc qui parle du mythe de Hyacinthe, de la mort, de la résurrection, de la beauté éternelle, du passage à l’âge adulte. Tellement beau. Le seul poème qui puisse te faire accepter la mort et qui peut même aller jusqu’à te la faire désirer. Si, sérieux ! Au moment où tu entends la musique, à cet instant précis, tu te dis qu’il doit vraiment y avoir un truc après tout ça, un truc qui t’intrigue, qui t’ensorcelle, qui t’invite à aller voir de l’autre côté. Mais personne n’est formaté pour ça, alors on reste là en se disant qu’on verra plus tard. C’est dommage car le sens qu’il faut saisir, c’est qu’on doit certainement rester pour l’éternité dans l’état dans lequel on meurt. Mourir jeune, c’est donc rester éternellement jeune. Enfin, je crois.
En attendant, j’ai pas de bouquin, alors je fais rien. Je suis fort pour ça. J’entends les deux vieux qui discutent. Ils parlent en arabe. Enfin, je suis pas sûr, je parle pas l’arabe. Mais c’est un truc qui ressemble. Il y a des sonorités qui font penser aux insultes que les gosses se lancent en arabe sans rien y comprendre. Je suis presque sûr que c’est de l’arabe. Ils ont l’air de se marrer les vieux. Il y en a peut-être un qui raconte à l’autre une histoire de Toto en arabe. Comment il s’appelle Toto en arabe ? Beuh… Je sais pas et je me vois mal demander aux deux blagueurs même s’ils ont l’air sympas. Moi aussi ça me plairait d’avoir un vrai pote quand je serai vieux, on se raconterait les blagues de Toto. Les deux vieux sont rasés de près, pas moi, ils portent tous les deux une fine moustache parfaitement taillée et ils sont fringués comme s’ils avaient rendez-vous chez le cardiologue. Ou le radiologue. Ils s’habillent pareil. Ils ont des costards ! Tu sais, des costards du genre costards qui existent plus, des costards que même les mites n’osent pas attaquer de peur qu’on se foute d’elles. La classe internationale quoi. Ça me fait rigoler mais c’est peut-être leur façon à eux de faire des efforts, comme moi quand je dis bonjour à tout le monde. Je sais pas. Je referme les yeux, je jette ma clope, je les entends toujours. « C’est Toto qui va à l’armée et son commandant lui demande… Une autre… C’est la mère de Toto qui lui demande…Une autre…C’est Toto qui arrive à l’école et… » Ils vont faire la journée avec Toto les deux rigolos. C’est complètement con mais ça me fait bien rigoler. Ils vont sans doute me prendre pour un taré en me voyant rire tout seul. Tant pis.
J’ai toujours pas de bouquin alors je continue à imaginer des trucs. Comme quand j’étais gamin et que je pouvais regarder que le début du film pour pas aller au lit trop tard. C’était chiant, j’ai du voir la première demi-heure d’au moins cinq cent films. Je me souviens que je m’engouffrais dans mon lit et que, tous les soirs, j’imaginais la suite. Quand j’ai revu tous ces trucs une fois adulte, enfin adulte, est-ce qu’on l’est vraiment un jour ? Moi, je crois pas. J’ai donc revu ces trucs quand je pouvais me coucher tard ou pas me coucher du tout et je me suis rendu compte que j’avais rarement imaginé la bonne fin. Mais en existe-t-il une bonne ? Pas grave, j’ai eu l’impression d’avoir vu deux films différents, c’est tout. Ils ont l’air heureux les deux vieux. On devrait s’en inspirer. Ils ont tout vu, ils ont tout vécu, on devrait peut-être les écouter un peu plus au lieu de se foutre de la gueule de leurs costards. On entend partout qu’on commémore la bataille de Verdun, ce serait peut-être le bon moment pour s’intéresser vraiment aux vieux. Mais vraiment tu vois, comme chez les tribus indiennes où les vieux servent de guides et évitent aux autres de faire toutes les conneries qu’ils ont déjà faites. Mais bon, ici, personne n’est formaté pour ça non plus. Tout le monde devrait lire les poèmes de Jim Morrisson. Ça aide à oublier le formatage.
J’entends toujours Eric et Ramzy avec leurs blagues de Toto, le soleil me crache toujours au visage, je me suis allumé une autre clope, j’aime bien fumer au soleil, mais je me sens moins bien. C’est toujours comme ça, j’ai du mal à être heureux. Chaque fois que je vis un bon moment, il faut toujours que je laisse divaguer mes pensées pour qu’elles m’emmènent vers des trucs sombres. Merde ! J’ai un copain qui est toujours content lui. Je vous donne pas son nom, je sais pas s’il sera content que je dise qu’il est toujours content, mais ce mec est toujours content. S’il mange des frites, il est content, si c’est de la purée, il est content aussi. Si sa femme s’habille en vert, il est content, si c’est en rouge, il est content aussi. Bref. Le mec toujours content. Parfois je l’envie mais je me dis quand même que ça doit être vraiment chiant d’être tout le temps content. Enfin, c’est ce que je pense.
Je me sens un peu triste, je sais pas pourquoi. J’ouvre les yeux en soufflant la fumée. Il y a un clébard qui vient d’entrer dans le parc. Un clébard sans marque. Un mélange, un clébard générique. Il a une gueule sympa. Il s’approche et se met assis juste devant moi. Il me fixe. J’aime bien les chiens, j’ai l’impression qu’on peut leur faire confiance. Mais je me méfie des chats. Leurs petits yeux cristallins semblent toujours vous lancer des messages menaçants, du style « Toi, je finirai bien par t’avoir… » ou des trucs comme ça. Ils me font trembler. Jamais je pourrai m’endormir dans une pièce où il y a un chat. J’ai trop peur qu’il profite de mon sommeil pour m’attaquer. Je m’imagine, réveillé par la douleur, à contempler le chat, dressé sur le lit, qui jubile en me voyant me vider de mon sang et en chantant un truc comme la chanson de Freddy dans « Les griffes de la nuit », un truc du genre :
« Un, deux, le chat t’a coupé en deux
Trois, quatre, éventré avec ses pattes
Cinq, six, viens goûter à ses supplices
Sept, huit, tu as ce que tu mérites
Neuf, dix, regarde ses poils qui s’hérissent »
Un truc comme ça quoi, un truc vraiment flippant. Enfin, je sais pas si tout ça peut se produire mais, bon, je préfère les chiens. Le clebs est toujours devant moi, il penche la tête sur un côté et il dresse ses deux oreilles pointues. Mais qu’est-ce qu’il me veut ? J’ai rien à manger. Je vais quand même pas lui refiler mon pot de Nocciolata. Il veut peut-être m’avertir d’un danger, me dire que les tranchées du parc Clemenceau vont être attaquées. J’en sais rien mais je suis sûr qu’il me parle. J’ai un chien. Enfin, j’aime pas dire « j’ai un chien », ça donne l’impression que c’est une paire de bottes ou un bracelet. Je peux pas non plus dire « je vis avec un chien ». Enfin, il y a un petit chien qui vit sous le même toit que moi. Voilà. Il comprend tout ce que je lui dis, alors je lui parle. Ma femme me dit que je suis cinglé, mais il me comprend, alors je lui parle. Bon, on parle pas de politique, de Laurent Ruquier, ou d’autres trucs trop énervants, mais on se raconte ce qu’on a mangé, on parle de promenades, de siestes, de câlins, enfin, tous des trucs vachement bien. Il se met sur mon épaule, il me lèche les mains, parfois les oreilles. Tu sens vraiment que tu peux lui faire confiance et qui si un jour tu as besoin d’un service, tu peux lui demander, il te le rendra sans hésiter. En même temps, je lui ai jamais rien demandé, mais je suis presque sûr de ce que je dis. Presque.
Le chien du parc est toujours devant moi. Il fume pas, je peux même pas lui offrir une cigarette. Je suis venu pour rien faire alors je continue. Il se lève finalement pour aller s’installer devant les deux vieux. Ils lui parlent. Je sais pas si les chiens comprennent l’arabe. Je sais même pas si c’est vraiment de l’arabe. Je referme les yeux. J’entends toujours Wallace et Gromit qui discutent, entre eux ou avec le chien. Ils me font penser à mon grand-père. Je sais que c’est pour ça que je me sens un peu triste. Ça fait un bout de temps que je l’ai pas vu. Depuis qu’il est mort en fait. C’était vraiment un mec bien mon grand-père. Il aurait pu finir au musée du Louvre, sous la pyramide de verre, pour éternellement fermer les yeux face au soleil. Il avait la tête d’une statue grecque ou romaine. Je sais pas trop, je suis pas assez calé en histoire de l’art ou des civilisations antiques. Ça m’a toujours fait réfléchir d’ailleurs tous ces mecs avec des petites lunettes rondes et des barbiches pointues qui s’intéressent plus à ce qui s’est passé il y a deux ou trois mille ans qu’à ce qui se passe à côté de chez eux. De savoir ce que faisaient les romains au temps des romains ou comment les grecs avaient sculpté les statues grecques m’a toujours semblé secondaire à côté de tous les problèmes qui empoisonnent notre quotidien. Elles étaient belles les statues grecques, ça me suffisait. Sinon, on pouvait aussi se pencher sur les sandwichs. J’ai toujours vu ça comme une forme de démission, ou un truc comme ça, comme si ces gars savaient que leur époque était condamnée et que, se sentant impuissants, ils voulaient s’enfuir le plus loin possible. Comme les fantômes qui trainent tard le soir dans les bistrots juste parce qu’ils veulent pas rentrer chez eux. Un truc glauque en tous cas. Mais mon grand-père avait vraiment une allure de statue. Tu sais les statues des dieux antiques, toujours bien coiffés même s’ils ont des cheveux en marbre, toujours à poil mais qui ont jamais froid, la quéquette toujours bien positionnée, ni trop petite, ni trop grande, le torse toujours bien musclé, les pieds toujours propres même s’ils marchent pieds nus. Enfin, les mecs parfaits quoi. Ouais, c’était ça mon grand-père, un mec parfait.
Il était italien. Il avait fait la guerre, en Ethiopie, et nous on trouvait ça dingue d’avoir fait la guerre quand on était gosse et qu’on jouait avec nos mitraillettes en bois. On lui posait des tas de questions débiles du genre « Ça fait quoi de tuer un mec ? Combien t’en as bousillé ? » Des questions de tarés quoi. Il ne nous a jamais répondu. En fait, c’était ça la vraie intelligence. De savoir garder secrètes ses cicatrices, de ne pas parler du mal, comme par superstition, pour éviter qu’il ne se répande en contaminant tout. Ils ont vraiment dû souffrir les vieux. Etre obligé de quitter son pays juste pour permettre à ses mômes de survivre, pour nous permettre à nous, leurs petits-enfants, de vivre et pour permettre à nos enfants d’être heureux. Enfin, ça, c’était le plan de départ. Car c’est à ça que peut se résumer l’histoire de l’émigration. Accepter de se sacrifier, de sacrifier toute sa vie simplement pour permettre à ses descendants de connaître une vie meilleure. Tout sacrifier pour une simple hypothèse.
J’imagine deux secondes que mon grand-père puisse revenir. Quand il est parti, j’ai essayé toutes les conneries comme parler aux morts, entrer en contact avec l’au-delà. Tu sais tous les trucs qu’on voit à la télé. J’ai laissé la télé allumée des nuits entières en enregistrant avec un vieux magnétoscope. J’ai regardé des heures d’images brouillées. J’ai jamais réussi à voir le moindre signe. Je lui parlais pourtant, je lui expliquais qu’il fallait qu’il se manifeste, en français, en italien. Jamais rien. Alors, j’ai fini par me dire qu’il devait être bien là où il était…Il me manque bordel ! Il se mettrait juste assis à côté de moi sur le banc du parc Clemenceau. On fermerait tous les deux les yeux, face au soleil. On fumerait une clope. On chanterait « Bella ciao ». On parlerait comme on parlait avant. C’est ça qui me manque le plus, sa voix. On parlait dans un langage hybride moitié italien, moitié patois sicilien et moitié français. Ouais, c’est ça, il y avait bien trois moitiés dans le truc qu’on parlait, c’est pour ça que les autres pouvaient rien comprendre. Et c’est peut-être pour ça qu’on comprend pas toujours les vieux ou qu’on préfère les ignorer. S’il était là, on parlerait de l’Italie, on parlerait de bouffe, on parlerait de musique, on parlerait de la France. Je me demande ce qu’il penserait de ce qu’elle est devenue sa France et de son rapport aux étrangers, les ritals, les bougnoules, les bronzés, les noirs, les métèques, les bruns, les gris, tous ces mecs sans marque, comme le clébard du parc. Enfin, tous ces noms qu’ils auront dû supporter en s’excusant juste d’être là. Je sais pas s’il serait vraiment heureux. Je pense que tout ça le gonflerait vraiment, comme Clemenceau s’il pouvait voir son parc. J’en sais rien. Il me semble qu’il attendait autre chose, tout du moins qu’il en espérait autre chose, une autre fin, comme moi avec toutes mes fins de films inventées. J’en sais rien, je suis un peu perdu entre les chats, Freddy, les chiens, les vieux, Jim Morrisson, Clemenceau, mon grand-père…
J’entends le chant des sirènes. Il y a une ambulance qui passe devant le parc. Elle route vite. Encore un qu’on reverra probablement pas. Ouais, c’est ça ! Je me dis que la France est comme un malade qui, pour s’en sortir, a eu besoin à un moment de sa vie d’être transfusé. Avec du sang de français, du sang d’italien, du sang d’espagnol, du sang d’arabe, du sang bleu, du sang blanc, du sang rouge mais aussi du sang noir, du sang gris, du sang brun. Et tous ces mecs étaient, à cette époque, fiers de pouvoir tendre leurs bras meurtris en exhibant leurs veines gonflées. Mais on a oublié, j’ai oublié, vous avez oublié, le monde entier a oublié pour finalement faire de ces donneurs des vagabonds sans marque, des citoyens génériques. Quelle injustice… J’aime pas l’injustice. Moi, je voulais être une sorte de Robin des bois, pas un mec en bois. Ma princesse de femme me dit souvent que je suis toujours énervé. Je lui réponds simplement que c’est pas moi qui suis toujours énervé, c’est la société qui m’énerve tout le temps. Il y a une nuance non ? De toute façon, je l’ai jamais aimé ce monde. Depuis que je suis gosse, on s’est toujours disputé et on a toujours eu besoin de quelqu’un pour nous séparer. Comme deux merdeux. Il est des rancœurs qui sont tenaces. J’aurai tant voulu pouvoir changer les choses, embellir le temps, un truc du style « Offrez-moi une tribune, je chasserai l’infortune… » Un truc de rêveur quoi. Peut-être que l’égalité n’est qu’une utopie finalement. Et la justice un grand mensonge. Je sais pas. Je me sens tout petit devant les deux vieux, comme le petit-fils d’un vieux qui sortait aussi en costume, comme si j’étais rien, rien qu’une miette de rital en perdition, juste le souvenir d’une vie passée. Je sais plus. Mais je sais qu’il ne faut pas oublier. C’est pas facile hein ? Il faut juste penser à y penser quand on croise deux vieux qui discutent sur un banc et qui parlent un langage qu’on ne comprend pas toujours, juste parce qu’il s’agit d’un dialecte composé de trois moitiés.
J’ouvre les yeux. Mon grand-père n’est pas là. Je le savais. Je me dis qu’ils seraient bien là, assis sur un banc, tous les gars morts à Verdun .Je me lève et m’adresse aux deux vieux « Au revoir messieurs ». J’aime bien aussi dire au revoir aux gens que je connais pas. Je fais un signe de la main au chien. Il penche la tête, il a compris. Je rentre, pour être triste tout seul. C’est mieux, on risque moins de contaminer les autres. L’époque est suffisamment grise sans que mes humeurs ne viennent la ternir davantage. Je marche lentement en fredonnant « Stamattina, mi sono alzato, o bella ciao, bella ciao, bella ciao, ciao, ciao… » Je vais écrire un truc, un truc qui parle de tout ça. Ouais, ce sera forcément un peu mélancolique, un peu triste. J’aimerai bien un jour écrire un truc vraiment gai. J’ai déjà essayé mais j’y arrive pas. Tant pis pour ceux qui le liront. Ou tant mieux. Je sais pas.
J’arrive chez moi. Le facteur est passé. J’ai un colis. Un bouquin. « La divine comédie » de Dante Alighieri. Je l’ai jamais lu en entier. J’en ai lu un tas de passages, mais je l’ai jamais lu d’un seul trait ce bouquin. Ça devait être un mec vachement intéressant ce Dante Alighieri. Un peu flingué peut-être, mais juste flingué comme il faut, flingué comme je les aime, flingué comme un rêveur. Je vais pouvoir laisser Jim Morrisson se reposer un peu. Il pourra arroser ses hyacinthes et ses iris avec mon grand-père. Il aimait bien les fleurs mon grand-père. Il aimait bien les gens aussi.