Le jour où ma femme m’a dit qu’elle était enceinte, je n’ai pas trop su comment le prendre. Ce n’est pas que j’étais désemparé ou apeuré, j’avais déjà un peu plus de trente ans, mais je ne savais pas vraiment comment je devais réagir. Après tout, je n’étais qu’un ancien gamin qui allait devoir abandonner son statut de fils pour revêtir un déguisement de papa que je n’avais même pas pu essayer. Allait-il être à ma taille ou allais-je avoir l’air d’un con dans un costume bien trop grand pour moi ?
J’observais ma poupée et me sentais comme un astronaute parti dans une navette spatiale made in USA et qui avait l’extrême privilège de pouvoir contempler le phénomène de rotondité de la Terre. Au fur et à mesure que son ventre s’arrondissait, je sentais qu’elle m’échappait. Et qu’elle finirait inévitablement un jour par ne plus m’appartenir. Il ne pouvait en être autrement. Non pas qu’elle m’appartenait, qu’elle était à moi, comme un quelconque objet. Mais elle était mienne, comme ma fiancée, ma nana. Et j’observais depuis ma fusée une transformation qui allait provoquer bien plus que des remous dans les océans insondables des certitudes mathématiques. Il allait falloir tout revoir, tout remettre en cause car son ventre qui ressemblait chaque jour d’avantage à la planète bleue me faisait soudainement comprendre, et au monde entier avec moi, que nous avions jusque là fait fausse route avec nos certitudes héritées de Thales ou Pythagore. Ma princesse au ventre d’or inventait son théorème : un plus un égal trois.
Il fallait l’accepter, l’avaler, le digérer, l’intégrer. Elle allait devenir la mère de mon fils avant d’être ma reine. Je savais à cet instant que nos vies allaient profondément changer. Je savais que nos soirées poétiques passées à discuter en buvant du thé étrange allaient être troublées par des « Maman, j’ai mal au ventre », je savais qu’un nouvel empereur qui n’avait rien de romain allait brandir ses cauchemars en lieu et place de ses pouces pour condamner à mort nos nuits d’orgies, je savais que tous ces films énigmatiques vus dans des petits cinémas désuets de quartiers allaient devoir céder la lumière à Dora l’exploratrice et son crétin de renard, je savais que j’allais devoir laisser tomber Salinger pour méditer sur les aventures de Franklin la tortue, et je savais aussi que tous les punks qui hurlaient continuellement dans notre salon allaient devoir se taire et se mettre sagement assis sur le canapé pour écouter « des petits poissons dans l’eau qui nageaient aussi bien que les gros ». Je savais tout cela comme je savais également d’autres choses. Je savais qu’arriverait le jour tant redouté où ma femme devrait avouer la culpabilité de sa nudité et arrêter de se trimbaler nue dans l’appartement. Je savais que les pizzas nocturnes allaient devoir battre en retraite, que les concerts qui n’en finissaient pas allaient se raréfier et que les mains aventureuses que j’osais plonger sous sa nuisette jusqu’à la réveiller allaient bientôt être interdites par le haut commandement. Je savais que les enfants ne changeaient pas les couples mais qu’ils les métamorphosaient. Comme si, une fois satisfait l’assouvissement de notre instinct primaire et bestial de reproduction, nous étions capables de tourner une page du bouquin qui nous sert de guide, en oubliant tout ce qui avait fait que nous en étions arrivés là.
Je me disais simplement qu’il s’agissait d’un passage et que nos repères réapparaitraient un à un des entrailles de ma terre. Mais en même temps que je me répétais toutes ces choses qui ne servaient qu’à me consoler ou me conforter, je savais pertinemment que je vivais la fin d’une époque. Comme si mon soleil allait désormais briller différemment et que ses rayons ne parviendraient plus que sporadiquement à crever les nuages.
L’éclipse a bien eu lieu. Mon fils est né et a remplacé tous les soleils en m’offrant l’émotion la plus intense de toute mon existence. Une émotion incomparable, bien plus forte que la première fois que j’ai entendu chanter « The Saints », bien plus forte que la première fois que j’ai lu « L’attrape-cœurs », bien plus forte que la première fois que j’ai pu serrer dans mes mains les seins d’une fille, bien plus forte que ma première guitare électrique, ma première cigarette ou mon premier joint. Bien plus forte que toutes ces émotions qui avaient simplement contribué à me maintenir en vie. Mon fils me donnait une raison de vivre et de mourir pour lui s’il avait fallu. Je n’ai su l’accueillir qu’avec des larmes que je m’étais pourtant juré de taire. Je me souviens avoir observé ce petit chevelu qui criait pour saluer ce monde qu’il découvrait à peine. Je me souviens de ma bouche défigurée par la sienne et de mon sourire trop large pour pouvoir être totalement avoué. Je me souviens des yeux de ma fiancée qui brillaient comme un ciel nocturne qui aurait été peuplé de deux lunes. Je me souviens de ces quelques larmes que j’ai senties ruisseler le long de mes joues mal rasées. Je me souviens de cette émotion vécue comme un miracle. J’ai alors découvert ce qu’était l’émotion, la vraie émotion, celle qui est incontrôlable.
Malgré tout ce bonheur, je ne pouvais m’empêcher de voir en cette équinoxe un curieux paradoxe. Notre duo d’amants amis allait-il pouvoir survivre à ce tsunami émotionnel ? Comme Stone et Charden, Peter et Sloane, Al Bano et Romina Power, Dalida et Alain Delon, Sheila et Ringo, Sylvie Vartan et Johnny Hallyday ou La Belle et la Bête avant nous. Aucun de ces duos n’était parvenu à s’en sortir. Et nous, pourrions-nous survivre ? Je savais qu’on ne le pourrait pas, que nous allions devoir nous adapter pour continuer à vivre. Charles Darwin nous avait suffisamment exposé ses lois de l’évolution, la théorie synthétique de l’évolution et le néodarwinisme avaient conforté ses positions et donné à ses convictions un parfum de vérité universelle. Les deux pauvres amoureux que nous étions n’avaient dès lors d’autres choix que celui de s’adapter. Alors nous nous sommes adaptés en devenant un couple avec un enfant, en devenant des adultes responsables, en devenant des parents. En fait, je ne sais pas trop ce que nous sommes devenus. Certainement un mélange de tout cela, un peu couple, un peu parents, un peu responsables, un peu courageux, un peu de tout. Nous avons dû faire certains choix, consciemment ou non, afin de voir s’accomplir ces modifications génétiques. Les sacs de nos citernes identitaires n’ayant pas un volume modulable, au fur et à mesure que nous y jetions ces portions de raison, de courage, de responsabilité, de paternité ou de maternité, nous avons dû les alléger de quelques parts d’insouciance, de liberté, de passion. Nous avons cependant veillé à maintenir un certain équilibre afin d’obéir à Darwin en douceur.
Je crois que nous y sommes parvenus. Ou à peu près. Le petit chevelu a bien grandi pour devenir un grand chevelu. Et nous ? Sommes-nous réellement devenus cet assemblage vaporeux de deux êtres qu’on appelle un couple ? Je ne sais pas, mais j’espère que non. Le mot couple, c’est un mot qui me fait peur. Moi, je voulais juste qu’on devienne deux amoureux amants et amis qui partaient pour un long voyage en se donnant la main et en se promettant de ne pas la lâcher. Un duo, mais pas un couple.
Un couple, ça sous-entend toujours que chacun étouffera sa personnalité, occultera ses défauts, oubliera ses envies et mettra finalement ce qui lui reste, son identité dépouillée, dans une sorte de cagnotte commune. Les deux associés n’auront plus dès lors qu’une identité atrophiée qu’ils tenteront de médicamenter en adoptant finalement l’identité du couple comme si elle était celle des êtres qu’ils étaient avant de devenir des simples composantes d’un ensemble. Ils se seront certainement débarrassés des défauts que leur avaient offerts leurs qualités mais y auront perdu un peu de saveur, un peu de piquant, un peu de caractère, en même temps que cette particularité si précieuse. Un duo, c’est différent. Dans un duo, il y a plus d’énergie, on s’apostrophe, on s’interpelle, on se provoque, on se répond, alors que dans un couple on parle d’une même voix.
C’est sans doute pour ça que j’ai toujours eu un peu peur de me marier. Et puis, je me suis dis que finalement, après vingt-cinq années partagées, le risque était pour le moins mesuré. J’ai donc épousé ma fiancée, il y a de cela quatre hivers. Pour un tas de bonnes ou mauvaises raisons. Pour tous ces conseils prodigués par les magasines. Pour le grand chevelu, pour les démarches administratives, pour la joie, pour la transmission, pour se marrer, pour les impôts, pour porter le même nom, pour faciliter le travail du facteur, pour l’amour aussi. J’étais heureux, elle aussi, le chevelu aussi, le facteur aussi. Mais tout cela me faisait tout de même un peu peur. Je me moquais toujours de tous mes copains qui se mariaient en hurlant que je serai le dernier célibataire, le dernier à tomber au champ d’honneur, à tomber pour la France, pour la Marie-France, pour la Marianne ou pour… Non, finalement, je ne vous offrirai pas son prénom. Je le garde jalousement. Je délirais en gueulant à leurs oreilles d’hommes fraichement mariés « S’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! » Il n’en reste plus à présent. J’avais peur car je ne savais pas si j’avais réellement envie de l’entendre parler de moi en disant « mon mari ». Moi, je voulais continuer à m’appeler Jo, ça fait tellement longtemps, je m’y suis habitué à ce prénom. Je voulais continuer à être son mec, c’était déjà pas mal et je trouvais ça plus rock’n’roll. Je rêvais pour nous du destin des fiancés éternels, ça me séduisait, je trouvais que ça avait un parfum de littérature ancienne ou de cinéma italien des années cinquante. J’avais peur que devenir le mari ne suffise à faire de moi le mec définitivement installé qui laisserait s’évaporer sa fiancée dans des vapeurs d’inattention.
Avec le recul, je me dis que finalement c’était pas mal de se marier. Mais je me dis aussi qu’Œdipe devait être un sale con. Je me dis que nous avons cherché à bousiller les couples de nos parents, que nos gosses cherchent à bousiller nos couples et que leurs gosses chercheront à bousiller les leurs. Involontairement. C’est comme ça. Je pense qu’en lisant très attentivement, on doit s’apercevoir que, ça aussi, Darwin l’avait théorisé. C’est comme si les mômes avaient trouvé une boîte d’allumettes mal cachée et qu’ils s’amusaient à savoir combien ils pourraient enflammer de petits bâtonnets soufrés avant de mettre le feu à la baraque. Et même s’ils redoutent l’incendie, ils ne peuvent s’empêcher de jouer à ces jeux idiots, comme s’ils cherchaient à découvrir les limites de cet univers, à s’approcher des frontières de l’interdit. Et nous, pauvres parents, nous sommes là à souffler sur les allumettes qui étincellent, à vider les cendriers, à passer ces petits morceaux de bois encore brûlants sous la flotte avant de les jeter au fond des poubelles. Notre devoir de sapeur-pompier nous laisse alors peu de répit. Il devient difficile de danser en portant la lourde veste et les bottes d’un soldat du feu. Les casques brillants et les lourdes visières rendent la communication plus que délicate. C’est ça qui m’a toujours effrayé dans l’idée de couple et dans le mariage : le syndrome du sapeur-pompier. Passer sa vie à éteindre des incendies en oubliant de raviver la flamme. Avec un soufflet, comme un artisan, pour qu’elle ne meurt pas.
Moi, je voulais que la liberté reste en vie. Je voulais qu’on puisse se dire qu’on s’aime quand on avait envie de se le dire même s’il restait du linge à repasser, qu’on décide de pas se coucher ou de boire un peu même s’il y avait de l’école le lendemain, qu’on réécoute un peu fort la musique qu’on avait déjà tellement écoutée même s’il fallait signer le carnet de correspondance, qu’on laisse nos langues se caresser même si la vaisselle n’était pas terminée, qu’on parle de sexe même s’il fallait surveiller le gratin de légumes qui était au four, qu’on se récite des poésies même s’il fallait corriger le devoir de mathématiques. Je voulais qu’on vive. Je voulais que ce soit beau avant d’être bio. Je voulais qu’on s’aime. Je voulais qu’il y ait de la passion dans nos échanges, pas de la tendresse. La tendresse, c’est un truc qui m’a toujours fait peur. La tendresse, c’est une barque qui, si elle est mal amarrée, peut vite dériver vers la compassion puis vers la pitié. J’ai toujours vu ça comme ça la tendresse, comme un truc où il n’y aurait plus aucune flamme, un incendie éteint duquel ne s’évaporent plus que les fumerolles du souvenir. Je me foutais complètement du tendre passé ou du futur raisonné, je voulais un présent ardent. Pas facile.
Je ne sais pas si les femmes sont vraiment prêtes à ça. Et je les comprends. A l’instant où un homme devient père, une femme doit quant à elle accepter de voir s’éloigner une partie d’elle-même. Une partie qu’elle va regarder prendre ses distances, s’enfuir progressivement pour finalement s’en aller. C’est un peu comme si on nous arrachait un bras, à nous les hommes. Nous serions naturellement tentés de contempler sans fin ce bras qui nous manque. Je crois que les femmes ressentent ce manque indéfiniment. Et rien ne peut le guérir. Rien, aucun geste, aucun mot. Pas même les mots d’amour. Je me dis souvent que ça doit être compliqué d’être une femme. Leurs grand-mères et leurs mères leur ont légué en héritage les cendres d’un combat qu’elles ont mené au nom de l’égalité des sexes. Elles portent depuis le fardeau de cette égalité. Ce fardeau que leur a confié le monde des hommes. Ces hommes forcés à avaler cette idée d’équité et qui y ont vu une occasion unique de se délester des poids qu’ils transportaient. Jusqu’à accepter de tout confier aux femmes en feignant toujours de ne pas voir qu’elles finiraient par ne plus pouvoir marcher en croulant sous le poids de ce fardeau hérité. Le mal était fait. Les hommes n’avaient plus qu’à laisser se propager le poison. Et attendre. Attendre pour juger.
Nous avons donc tous hérité de ces gènes mutants de la connerie masculine. Bien malgré nous. Et, par conséquent, nous attendons tous la même chose des femmes. Qu’elles nous concoctent des repas dignes de chefs étoilés même si nous redoutons de voir nos ventres s’arrondir, qu’elles passent des heures à cuisiner mais sans rien porter sous leurs tabliers. Qu’elles soient infirmières diplômées et assistantes du célèbre Docteur House pour soigner nos rejetons et infirmières délurées perdues dans un placard de Grey’s anatomy pour soigner nos déviances. Qu’elles soient psychologues averties pour aiguiller nos enfants mais qu’elles cessent de nous psychanalyser dès que nous nous approchons un peu trop d’elles. Qu’elles soient décoratrices afin de rendre nos intérieurs agréables mais qu’elles nous laissent déposer nos guitares où bon nous semble. Qu’elles deviennent les égales du Corcovado brésilien Cristina Cordula en célébrant l’élégance vestimentaire tout en acceptant que nous cherchions à les déshabiller avant même de les avoir admirées. Qu’elles soient indépendantes mais qu’elles aient besoin de nous. Qu’elles soient disponibles tout en travaillant. Qu’elles puissent être libres tout en nous disant où elles vont. Qu’elles soient des mamans affectives qui osent se dévergonder dès lors qu’elles se glissent sous nos draps. Qu’elles soient anges et démons. Qu’elles soient saintes et salopes. Qu’elles soient blanches et noires à la fois. Qu’elles soient tout cela en même temps en acceptant toutefois de n’être finalement plus rien dès lors qu’elles sont prisonnières de nos bras. Avouez-le Messieurs ! Et avouez Mesdames, que vous aviez reconnu ces Messieurs.
Nous avons hérité de cette réalité. Difficile dès lors de ne pas en être victime ou otage. La société s’est octroyé le droit divin de pouvoir juger les femmes. En les accablant de tous les maux. Comme tous ces psychologues en carton qui se ruent sur elles dès que les enfants traversent des périodes troubles. Tout est toujours de la faute d’une maman. Tous ces fils de Freud, ce barbu accro aux cigarettes, aux cigares et à la cocaïne, continuent d’inventer des mots qui accablent les femmes : mère étouffante, mère castratrice, mère surprotectrice, mère possessive… Tous ces psys en ont commun la surprenante caractéristique d’être des hommes et donc de naturellement tout connaître de la maternité. Mais ils savent, ils pensent savoir ou ils savent penser. Je ne sais plus. Eux non plus d’ailleurs. Allez donc fumer vos clopes, humer vos cigares et renifler la coco sans nous briser les noix. L’émancipation de la femme ne sera définitive que lorsqu’elle acceptera enfin de renvoyer le boomerang des culpabilités à la gueule des ces théoriciens bons à enfermer. Dans leurs bureaux et à double tour.
Je n’ai jamais rêvé de tout cela. Je voulais seulement vivre un truc formidable avec elle. Mais je comprenais au quotidien que nous n’avions pas et ne pouvions pas avoir les mêmes préoccupations. Durant toutes ces années, mon seul objectif était d’empêcher la flamme de s’éteindre. Je pouvais y consacrer toute mon énergie. Pour elle, les choses étaient différentes. Elle a dû être à la fois, à la cuisine, à l’infirmerie, au bureau, à l’école, dans ses jours, dans mes nuits, dans son dressing, sous mes draps, tout en veillant sans relâche sur le bras qu’on lui avait arraché. Peut-être que ce sont finalement toutes ces exigences, ces exigences des hommes, qui finissent par transformer les mecs en maris.
Je sais qu’elle m’aime toujours aujourd’hui mais je ne sais pas comment elle m’aime. J’espère qu’il n’y a pas trop de tendresse dans cet amour et qu’elle a su y laisser une part de sauvage, d’indomptable. Moi je l’aime toujours comme au début de notre histoire de fiancés éternels, la première fois qu’elle a fait trembler mon cœur. Je me souviens d’elle qui marchait vers moi. Le soleil dans son dos illuminait sa silhouette et offrait à sa robe blanche une légère transparence lumineuse et pudique. Juste ce qu’il fallait pour me faire chavirer. C’était en juin.
Victor Hugo a écrit :
« La femme est une promesse aux sens et une menace à l’âme. »
Moi j’aime bien sentir mon âme en danger. Ça m’aide à me sentir vivant. Vraiment vivant. Comme un mec passionné.